Les yeux encore fermés, l'esprit embrumé et le corps engourdi, Ambre sentait qu'elle se réveillait. Le problème, c'était qu'elle ne se souvenait pas s'être endormie. Et encore moins de s'être endormie à même le sol. Tout ça sentait le coup foireux. Sa longue expérience en la matière lui ayant appris qu'il était inutile, dans ce genre de situation, de repousser l'ultimatum, elle prit une grande inspiration et ouvrit les yeux tout en se redressant vivement.

Ambre laissa échapper un juron exotique en reconnaissant la galerie des miroirs. Elle l'avait parcouru tant de fois qu'elle avait développé une aversion pour les reflets de toute sorte, ce qui était assez incommode pour se coiffer le matin. Assurément, le petit malin qui l'avait transporté jusqu'ici devait être fier de son coup.

Elle eut un léger mouvement de recul en découvrant dans un des miroirs qu'un type blond se trouvait à ses côtés. Et il se passa quelque chose de parfaitement insensé. Au lieu de la petite rouquine, c'est le type en question qui recula dans le reflet. Ambre tourna lentement la tête vers l'autre tandis que son esprit s'efforçait de tirer la conclusion qui s'imposait. Une vague de panique déferla en elle lorsqu'elle se vit. Pas dans le miroir. En vrai. Elle se voyait. Donc elle ne pouvait pas être elle. Elle était l’autre. Le type blond.
La voix retentit alors qu’elle était sur le point de se coller une baffe -une façon comme une autre de se sortir d’un sale cauchemar- et piétina, implacable, ses espoirs.

« Viens là, toi, t’as rien à foutre dans mon corps ! »

Ambre jeta un regard incrédule à… bah à elle-même, en un sens. Il n’y avait pas à dire, se voir empoigner un bout de verre en affichant une expression de psychopathe en puissance était. Perturbant. Elle leva les mains en signe d’apaisement.

« Euh, je suis bien d’accord, ça me plaît pas trop non plus comme situation mais enfin tout ça ressemble surtout à un caprice du big boss, là. Il va probablement finir par se lasser, hein, donc je serais plutôt d’avis qu’on attende que ça passe… »

Tout ça était déjà parfaitement absurde, mais quoiqu’il en soit, il était hors de question qu’elle se tape dessus.

Ambre avait dû faire quelque chose de terrible, d'impardonnable dans une vie antérieure. On ne pouvait expliquer autrement que la sort s'acharne sur elle au point de 1) la coincer dans une réalité virtuelle dont le concepteur devait avoir quelques fusibles de grillés; 2) la coincer dans un labyrinthe infernal; 3) la coincer dans le corps d'un autre; 4) la coincer en compagnie d'un taré psychopathe notoire pouvant l'assassiner sans grands efforts étant donné qu'il avait investi son corps.
Mais Ambre n'était pas du genre à se résigner, d'autant que si l'idée de mourir ne lui plaisait pas franchement d'une manière générale, celle de mourir dans une situation aussi psychédélique lui était parfaitement insupportable.

Aussi, lorsqu'elle vit son corps approcher l'éclat de miroir tranchant de sa hanche, son sang -ou plutôt celui du corps qu'elle habitait présentement- ne fit qu'un tour.
Sans trop réfléchir, elle se jeta sur l'autre et lui saisit le poignet avant qu'il ne commette l'irréparable.  Elle fût décontenancée l'espace d'une seconde par la sensation parfaitement incongrue de refermer ses doigts sur son propre poignet; et s'étonna de le trouver si fin.
Ambre entrevit un espoir : pour une fois, elle avait l'avantage physique. Elle prit également conscience de combien elle était facile à maîtriser en temps normal, avec sa silhouette de moucheron, et se jura de s'inscrire à des cours de self-défense si elle sortait vivante -et avec sa véritable apparence- de ce traquenard.

« Lâche ce truc, tu veux? T'as peut-être l'habitude de jouer les grands méchants psychopathes en temps normal, et ça passe parce que t'es grand, costaud et tout, mais là, au cas où t'aurais pas remarqué, t'es passé dans la catégorie "poids plume", alors ça va plus trop le faire. »

Incrédule, Ambre se vit s'effondrer sur le sol en chouinant. Il ne pouvait pas être sérieux, si? Non mais qu'est-ce que c'était que ce déséquilibré de pacotille?
Ambre ne supportait pas les pleurs. Elle-même ne pleurait jamais, ou presque. Elle préférait piquer une bonne crise de nerf, balancer des trucs contre les murs et (éventuellement) les gens, plutôt que de fondre en larme, attitude qui avait tendance à exacerber ses airs juvéniles, ce dont elle n'avait pas franchement besoin. En bref, se voir pleurnicher lui inspirait plus de dégoût qu'autre chose.

Alors quand elle se jeta dans ses bras, n'en parlons pas. Ambre se crispa des sourcils aux orteils, et afficha une expression purement horrifiée.
Il lui fallut quelques instants pour se ressaisir, pendant ce temps l'autre avait eu le temps de poser son front contre le sien et d'afficher un sourire niais à vomir -elle espérait sincèrement que ce n'était pas à ça qu'elle ressemblait lorsqu'elle souriait en temps normal.

Luttant pour ne pas l'envoyer bouler purement et simplement -c'était son corps, tout de même- Ambre le décrocha doucement mais fermement de son torse et planta gravement son regard dans le sien :

« Tu m'inquiètes, là. On dirait que tu viens de régresser mentalement d'une petite dizaine d'année... C'est mon corps que tu occupes, je te rappelle. Si tu pouvais éviter de faire des trucs incongrus avec, ça m'arrangerait! »

A bien y réfléchir, il était peut-être schizophrène, ou quelque chose d'approchant. Instable, dans tous les cas. C'était terriblement rassurant. Enfin, il avait lâché l'éclat de miroir, c'était déjà ça.

Ambre ne vit pas, mais alors pas du tout venir le coup. Pour sa défense, il faut dire que sous son apparence habituelle, il n'y avait rien d'aussi sensible à cet endroit, raison pour laquelle il ne lui serait jamais venu à l'esprit de le protéger. Mais fatalement, qui dit inversion de corps dit inversion de faiblesses. L'autre, il fallait le lui accorder, avait drôlement bien assimilé le principe.
Toutes ces réflexions lui traversèrent l'esprit alors qu'elle se recroquevillait sur le sol en serrant les dents -très fort. Ambre se doutait bien que c'était douloureux, ayant pu constater de l'efficacité de ce coup bas lorsqu'elle y avait eu quelques fois recourt pour se tirer d'affaire lors d'altercations avec le sexe opposé. Mais l'expérimenter était tout autre chose.

Alors qu'elle tentait péniblement de se redresser, Ambre sentit l'autre lui retirer sa chaussure. Pressentant un mauvais coup, elle se releva plus vivement, juste à temps pour voir l'éclat de miroir se planter dans le pied du type qui, elle s'en souvint lorsque la douleur aiguë fit virevolter des papillons noirs devant ses yeux, était momentanément devenu le sien.
Pliée en deux, se mordant le poing pour ne pas hurler, elle ne rouvrit la bouche qu'au bout de plusieurs secondes pour cracher une flopée de jurons colorés.

« Mais t'es con ou quoi?! » brailla-t-elle en direction de son adversaire après avoir repris son souffle, « C'est dans ton pied que tu viens de planter ton bout de miroir, là! Ça veut dire que quand on récupérera nos corps, c'est toi qui sera pas capable de marcher, pauvre crétin! »

Naturellement, en attendant, c'était elle qui expérimentait la charmante sensation d'avoir une lame transperçant de part en part -ou peu s'en faut- son pied. Et dire que ça faisait un mal de chien était un joli euphémisme. Ambre n'avait aucune idée de ce qui était préférable dans ce genre de situation : retirer l'éclat et risquer l'hémorragie ou le laisser et le sentir entailler un peu plus sa chair au moindre mouvement?
Après quelques secondes d'hésitation, elle prit une grande inspiration et retira d'un geste vif la lame, au prix d'un élancement supplémentaire.

Elle jeta alors un regard lourd de menace à l'autre, mais se contenta de resserrer sa prise sur l'éclat.

« Okay, tu viens de t'auto-mutiler à vie, y'a vraiment de quoi être fier! Mais on va arrêter là les conneries, hein! A moins que ça te plaise tant que ça d'obéir bêtement aux instructions ridiculement malsaines d'un type qui de toute évidence, est encore plus taré que toi... »

Son argumentaire lui avait paru convainquant, mais le le prononçant, Ambre réalisa que, cinglé comme il l'était, son adversaire était bien capable de se foutre totalement de ce genre de considérations un peu fines, pour peu qu'il ait la possibilité de faire un joli massacre. Sentant un début de nausée la gagner, elle serra la lame un peu plus fort.

La fin de l'event se trouve ici
Vous avez tous les deux grimpés d'un niveau.