▽ On a tous un passé :Être heureux est un choix.
Parfois je regrette de ne pas l'avoir fait.
Je suis née en Angleterre, dans les bras de ma mère qui, de ses yeux fatigués, me regardait avec l'amour inconditionnel que n'importe quel enfant rêvait d'avoir. D'aussi loin que je m'en souvienne, mes parents m'avaient toujours aimée et chérie. Mon père, lui, avait une manière un peu maladroite et particulière de me le montrer car justement, il ne me le montrait pas. Toujours occupé à autre chose, sur un ordinateur, un boulot important à faire, à fumer ses clopes et boire sa bière ou son whisky, il n'était jamais présent pour moi et même si sans cesse ma mère me répétait le contraire, je commençais à douter de son amour envers moi.
Ce soir-là, mes craintes s'étaient avérées justes. Ce soir-là, Maman était allée chez ma tante Catherine qui l'avait invitée à manger chez elle. J'étais alors seule à la maison, mon papa devait rentrer dans quelques minutes. Je devais avoir quatre ans lorsque pour la première fois de ma vie, j'ai vu mon père bourré, claquant la porte, une bouteille à la main qu'il jeta au sol du salon. Il s'était assis dans le canapé, la rage dans les yeux. Lorsque je lui demandas ce qu'il s'était passé, il m'a répondu violemment de me taire et de sourire parce que tout allait bien. Qu'est-ce que je pouvais donc faire de plus ? Il me regarda bien dix minutes avant d'aller rechercher une bouteille dans le frigo. Après en avoir bu deux et les avoir laissées sur la table il m'a attrapée par l'épaule et m'a poussé par terre, m'a crié dessus, comme quoi c'était ma faute si Maman était partie. J'ai pleuré.
Pendant plusieurs minutes il a continué à crier, à m'insulter avec des mots que je ne comprenais pas et à me fusiller du regard comme si j'étais un monstre. Il s'est penché vers moi et a tenté de m'étrangler. En me débattant, j'ai bien cru qu'il allait éteindre ma dernière étincelle de vie quand d'une main, par réflexe de survie, j'ai attrapé un bout de verre et lui planta directement dans le crâne, plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il tombe et me lâche. J'étais paniquée, je ne savais pas ce que je venais de faire. Ce n'est qu'après que j'ai compris que je l'avais tué. J'ai pleuré. Ces images je m'en rappelle encore aujourd'hui et à chaque fois que j'y pense, elles me font mal. Peut-être qu'il n'avait pas tords, ce soir-là. J'étais un monstre et je le suis restée. Maman n'était jamais revenue et c'est un voisin qui est venu sonner à la porte pour nous ramener des fruits d'Espagne qui m'a trouvée, au milieu du salon, pleine de sang, à côté de son cadavre, tremblante, les larmes aux yeux. Il a tout de suite appelé la police.
Aux yeux de la justice, je n'étais pas coupable. Je leur avais maladroitement expliqué ce qui s'était passé et ils ont décidé que c'était de la légitime défense. Je crois que j'aurais préféré qu'ils me condamnent à mort.. Ou à la prison. Je commençais à avoir peur de moi-même, à mes yeux je n'étais plus qu'un monstre, le vilain petit canard, les mains rouges. Me laisser libre et vivre avec ce fardeau était encore plus cruel que de m'enfermer ou me tuer. Vivre avec la conscience d'avoir fait fuir sa mère et d'avoir tué son père était la pire des tortures qu'on pouvait infliger à une gamine de quatre ans.
Ma mère étant partie et mon père mort, c'est ma tante qui a obtenu ma garde. Elle, elle avait bien compris la situation et me regardait toujours avec tout son amour. Elle me chérissait comme sa fille et faisait en sorte que je sois bien installée chez elle, aimée, bien nourrie et heureuse. Sauf que j'étais devenue un fantôme sans conscience et sans amour, une sorte de cadavre errant sans pensées et sans avenir. J'avais quitté l'école dans laquelle j'étais pour une autre, un peu plus familiale et sans doute qui se devait plus accueillante.
Sauf que très vite, le fait que j'avais tué mon père se répandait dans la cour de récré et bientôt je devenais la gamine qui avait tué ses parents dans un élan de colère. Ils ne savaient rien, rien du tout. Ils ne comprenaient pas la douleur qui me hantaient, ils ne comprenaient pas la tristesse qui me dévorait, ils ne comprenaient pas ces images qui me pourchassaient. Ils ne comprendraient jamais. Sans doute était-ce la raison pour laquelle quasi toutes mes primaires je suis restée seule. Les seules fois où les autres enfants venaient vers moi c'était pour me rire au nez, me fuir ou me frapper. Dans les trois cas, ils avaient peur de moi. J'étais la peste, l'enfant seule contre le mur, celle qui n'est pas choisie dans les équipes au sport, celle que les professeurs surprotègent sans comprendre qu'ils me détestaient encore plus à cause de ça. Alors pourquoi est-ce que j'arrivais encore à aimer ces gens, à leur pardonner ? Je voulais leur ressembler, être comme tous les enfants, pouvoir jouer à chat avec les autres.
Un seul enfant est un jour venu vers moi en me souriant. J'avais 10 ans quand il est arrivé à côté de moi contre le mur, en me demandant pourquoi je restais seule. J'ai éludé la question, par peur qu'il me fuie lui aussi. Luke venait d'arriver car il avait déménagé pas loin. Les autres enfants voyaient qu'il traînait avec moi et prirent peur de lui aussi. Comme si on faisait une sorte de complot à deux. Deux gosses de 10 ans complotant contre le monde. Aujourd'hui, en y repensant, je pourrais presque en rire. Luke était devenu mon meilleur et seul ami. Je revenais enfin à la maison avec un sourire, j'étais enfin quelqu'un de vivante, à travers lui. Parce qu'il me regardait, parce qu'il me tenait la main, parce qu'il m'aidait à avancer.
Luke et moi avons fait les mêmes écoles et même si on savait bien que le monde était contre nous, ça n'empêchait pas qu'on s'amusait bien. On avait même pris un malin plaisir à profiter de notre réputation pour faire peur aux autres. A force qu'ils voient qu'on était humains, les gens sont venus vers nous. On s'était faits des amis, des tas d'amis. Mais les meilleurs restaient les meilleurs. On restait souvent en groupe, à cinq plus précisément. Luke et moi comptions dans le lot, accompagnés de Naomi, Jordan et Kenny. Kenny, ce n'était pas son vrai prénom sauf qu'à force de parler avec sa capuche on avait du mal à le comprendre. Alors on l'a associé à South Park, dans l'espoir malgré tout qu'il ne meurt pas chaque jour une fois de plus.
On avait passé plusieurs années ensembles et même avec des coups de gueule, on arrivait à se ressouder jusqu'à ce jour de plein soleil où je me rendais chez Luke pour lui rendre un jeu qu'il m'avait prêté. J'ai sonné à la porte et c'est sa mère qui a ouvert, m'indiquant qu'il était devant sa console. D'un pas joyeux, je me rendis à l'étage sauf qu'en ouvrant la porte de sa chambre, je ne retrouvas pas Luke devant son écran mais par terre, le sang coulant à flot de sa bouche, teintant la moquette bleue clair. A côté de sa main il avait des tas de pilules et de seringues, plein de substances que jamais je n'aurais eu la moindre idée qu'il en consommait. 16 ans c'était beaucoup trop jeune pour foutre sa vie en l'air comme ça. Pendant vingt minutes je suis restée choquée, plantée là, les yeux vides d'expressions. Que venait-il de se passer ? Dans ma tête, tout se bousculait. Luke, pourquoi ? Pourquoi n'as-tu pas demandé de l'aide ? Je préférais encore te savoir triste que mort. Surtout sans rien dire à personne. Kenny, Naomi et Jordan n'en savaient rien non plus et je suis restée deux semaines avec ces images dans ma tête, seule, sans aller à l'école, en restant assise sur mon canapé à regarder la télé dans l'espoir dans chasser ces idées noires qui m'oppressaient.
Un jour Naomi est venue chez moi, inquiète. Je lui ai tout raconté et elle est allée raconter aux autres. C'était ma faute. Si j'étais arrivée plus tôt, peut-être qu'il serait encore vivant. J'avais tué Luke. Ça faisait un de plus. J'étais un monstre. Je le suis restée. Je ne pouvais pas vivre avec cette conscience. C'était impossible. J'en étais incapable. Je ne faisais que survivre et j'ai survécu toutes les années d'après. Cet accident avait tué notre amitié ou en tous cas l'amitié que j'avais pour les autres. Je m'en voulais et j'avais peur qu'ils m'en veulent. Alors j'ai coupé les ponts, sans donner aucune nouvelle, sans leur ouvrir la porte, sans décrocher au téléphone. Je n'en pouvais plus.
C'était comme si plus rien autour de moi n'avait existé. Je errais dans mon appartement, tentant tant bien que mal de chasser cette douleur insoutenable prenant mon cœur et ma tête à chaque seconde de mon insignifiante existence. J'étais restée ainsi plus d'un an et ma vie n'avait plus d'importance ni pour moi ni pour personne. Ma tante n'avait pourtant pas baissé les bras, elle m'a fait voir des psys, des médecins mais rien n'y fit. J'étais un monstre. Un fantôme. Un cadavre vivant. Je voulais mettre fin à ma survie éphémère. Mais j'ai fini par me rappeler cette promesse que je lui avais faite.. Luke.
«
Jodie.. Tu peux me promettre quelque chose ? »
«
Dis toujours ? »
«
Ne meurs pas avant d'avoir connu le bonheur, c'est d'accord ? »
«
.. Promis ! »
Je ne pouvais pas mourir. Je tenais mes promesses. Celle-là me tenait plus à cœur que n'importe quelle autre. Alors je me suis levée. Et j'ai marché. Des heures et des heures, j'ai marché. Sans savoir où j'allais, je marchais. Puis j'ai couru. Plusieurs heures j'ai couru. Sans savoir où j'allais, je courrais. J'ai couru jusqu'à m’essouffler, à tomber par terre, et à m'endormir au milieu du trottoir. J'ai fini dans une clinique où on me demanda ce qu'il s'était passé.
«
J'ai couru. »
Je suis partie.
Je ne sais pas ce que j'avais en tête mais j'étais décidée à me reprendre en main. J'ai continué mes études et ait tenté de m'intégrer au monde de la politique. C'était difficile et décidément, je n'étais pas faite pour marcher sur la tête des autres. Mais j'avais besoin de le faire parce que j'avais besoin de me sentir importante. J'ai finalement eu mon diplôme et j'ai été engagée comme stagiaire pour le gouvernement actuel. Ne dites rien, ça n'arrive pas comme ça, ce genre de choses, pas vrai ? Disons que j'ai eu beaucoup de chance, sur ce coup-là. Ou pas.
Car en effet, ce n'était pas de la chance d'arriver là. Ils me marchaient tous sur les pieds et gentille enfant que je faisais, j'exécutais leurs ordres. Le café, la photocopieuse, les sales boulots c'était pour moi. Après, je ne m'attendais pas à beaucoup mieux mais c'était surtout la manière dont ils me traitaient. J'avais l'impression d'être plus leur traînée que leur stagiaire. Arriva alors ce jour où en allant faire des photocopies, un des membres du conseil me suivit et me plaqua dos contre la machine, une main sur ma hanche.
«
Alors ma jolie, c'est bien d'être la chienne du gouvernement ? »
Son odeur, son visage, son attitude, toute sa présence était désagréable et le pire c'est qu'il en avait après mes fesses. Sans doute les aurait-il eues si
monsieur n'était pas venu. Il lui retira la main, le regarda dans les yeux, d'un air strict et mécontent. Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute que lui, il était au-dessus de tout. Son attitude était classe, il sentait bon, il était beau, sa présence était agréable et le mieux, c'est que depuis ce jour, il s'était apparemment donné pour but de me protéger. Apotheosis me faisait penser à Luke, d'un côté. Depuis ce jour, le travail se passait beaucoup mieux, les gens avaient du respect pour moi et me donnaient du boulot dans la mesure du faisable. Que leur avait-il donc dit pour que cela change du tout au tout de cette manière ? Je n'allais pas me plaindre, je n'avais jamais été aussi bien traitée.
Malheureusement, la joie n'est qu'éphémère et cette joie se perdit rapidement dans l'oubli à partir de cette après-midi où sans raison aucune, je ne me sentais pas bien. Un coup de froid, m'étais-je dit.. Mais j'aurais du prendre ça bien plus au sérieux. J'étais allée prendre le café pour l'amener à la table et lorsque j'arrivas dans la salle de réunion, je me figeas. Ma tête tournait, je ne voyais plus rien, j'entendais mal, tout me paraissait si lointain. Je tournas de l’œil et finit par tomber au sol, renversant le café et brisant les tasses en même temps que mon genou. Le premier à avoir accouru était Apotheosis, il était là, à côté de moi, à me demander ce qu'il se passait. Son visage fut la dernière chose que j'aperçus avant de m'endormir.
En me réveillant j'étais allongée sur un lit d'hôpital, un baxter dans le bras et sous le nez, pour mon sang et mon oxygène. Je voyais encore flou en ouvrant les yeux et pourtant j'arrivai à distinguer clairement Apotheosis qui était là, à côté de moi, me regardant. Pourquoi restait-il près de moi ? N'avait-il pas des choses à faire ? Ou alors étais-je plus importante ? Quelle idée. Il partit avant que je ne le remercie et je restas seule plusieurs jours. C'est là qu'on arrive à ce que je suis aujourd'hui. J'écris ces mots depuis mon lit d'hôpital. Cela fait trois semaines qu'il n'est pas venu me rendre visite et que les médecins cherchent à comprendre ce qu'il m'arrive en vain. Ma peau pâlit, mes cheveux blanchissent, mes lèvres gercent et mes muscles deviennent flasques. Au plus le temps avance et au plus mes cernes se dessinent, au plus les jours passent et au moins je ressens la douleur de mon corps.
J'ai peur de perdre la mémoire et je ne veux pas que mes souvenirs soient effacés. Je ne veux pas que mon histoire se perde aux ordures alors si jamais il m'arriverait d'oublier, je pourrai toujours relire ce journal..
Jodie McLuckie.
▽ Ton arrivée à Euphemia et ta réaction :Deux mois que je suis à l'hôpital, une semaine que je ne sais plus bouger ni parler. Mes yeux clignent lentement et régulièrement, un air fatigué demeurant sur mon visage. Mes cernes ont foncées et mes cheveux sont désormais blancs. Mes lèvres entre-ouvertes, je regarde à droite et à gauche toute la journée, dans l'incapacité de bouger une autre partie de mon corps. Ce jour-là il est venu. Apotheosis venait me rendre visite, enfin. Je ne comprenais pas vraiment ce qu'il venait faire et je n'étais même pas sûre que c'était lui, avant qu'il ne me caresse la joue. Je voyais flou, je ne savais pas exactement ce qu'il disait et je ne comprenais pas quelle était son intention en venant ici. Voulait-il vraiment me voir agoniser jusqu'au bout ? Cette fois c'était clair, je vivais mes derniers instants. C'était pitoyable. Je n'avais pas réussi à tenir la promesse que j'ai faite à Luke et je n'ai jamais pu me faire pardonner envers Naomi, Kenny et Jordan. Je n'ai jamais revu ma tante qui doit être morte d'inquiétude. Je ne sais toujours pas où est passée ma mère. Maintenant je vais mourir devant les yeux de la personne qui compte le plus pour moi.
Être heureux est un choix.
Je regrette de ne pas l'avoir fait.
J'ai fermé les yeux. Et ma dernière sensation fut les mains d'Apotheosis me tenant le visage, m'embrassant le front. Je n'avais même pas remarqué qu'il m'avait posé un casque sur les oreilles.
«
Je suis désolé.. Jodie. »
Je suis arrivée dans un endroit plein de monde, sans comprendre exactement ce qu'il m'arrivait. J'étais arrivée là avec tous mes collègues. Ils n'étaient pourtant pas morts, eux.. Je ne comprenais pas, j'étais perdue. Mes membres se mouvaient correctement, même si mes cheveux étaient toujours blancs et ma peau froide, mes lèvres étaient revenues à la normales et mes cernes avaient disparues. Que s'était-il donc passé ? Je suis allée vers
lui, Apotheosis. Je lui ai demandé où est-ce que j'étais. Et il m'a expliqué, m'a dit ce que je devais savoir sur Euphemia.
«
Mais si je sors d'ici.. »
«
Tu ne sortiras pas d'ici au même titre que tu ne mourras pas. »
«
Mais je suis déjà morte ! »
«
Non. Je t'ai maintenue en vie. »
«
Mais pourquoi ? »
Il ne m'a pas répondu mais au fond de moi, qu'il ait une bonne raison ou pas, je lui en étais reconnaissante. Je ne voulais pas mourir, j'avais encore trop de choses à faire, trop de choses à vivre, trop de choses à dire, trop de choses à pleurer, trop de choses à rire.
Luke. Je tiendrai ma promesse, même aux frontières de l'irréel.