Prague, République Tchèque ▬ 2016Le jeune garçon dérapa dans une flaque en trempant son pantalon jusqu’en haut des cuisses. Ses doigts rebondirent contre les pavés gris et ses baskets raccrochèrent le sol comme par miracle, lui permettant de reprendre sa course effrénée dans les rues de Prague. Il dépassa plusieurs rues transversales dont les bouches ternes se succédaient à toute vitesse et frôla de multiples jardinières noircies en filant sous les fenêtres étroites. Il n’en était pas à son coup d’essai, et il avait bonne mémoire : éviter les allées risquées était un jeu d’enfant. Courant aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient, le garçon exultait alors que peu à peu l’enseigne « Cukrovinky » apparaissait en larges et belles lettres calligraphiées au bout de la rue.
Aussi, lorsque deux bras durs comme le fer enserrèrent ses côtes et le soulevèrent du sol, il poussa une longue plainte de détresse et commença à se débattre comme un beau diable. Malheureusement, la poigne qui le broyait de près ne lui laissait aucune marge de manœuvre. Il était pris au piège.
C’est alors qu’une silhouette menue bondit de la fenêtre juste derrière les deux belligérants avec un cri de guerre et s’abattit sur le dos de l’homme qui broncha sous son poids. Le pilier central du trio tituba, tandis que les deux enfants commençaient à laisser filer d’irrépressibles gloussements qui se transformèrent en hurlements de rire lorsqu’il commença à tournoyer sur lui-même.
« Jakub ! Attention au mur ! »
La voix de sa femme empêcha à temps le colosse d’écraser tout net sa fille sur la façade la plus proche. On n’aurait pas forcément pu le blâmer, étant donné que celle-ci s’accrochait à son dos et tirait sur ses épaules comme un petit singe en se riant du danger au sens propre, mais tout de même. Abîmer la gamine lui aurait valu les pires supplices de la part d’Ivanka Pospíšilová, et c’était vraiment quelque chose qu’il aurait préféré éviter. La concernée s’approcha d’un pas décidé et attrapa sa fille par la cheville pour la décrocher du dos de Jakub avec autant d’aisance que s’il s’était agi d’une simple puce. La fillette se répandit en protestations tout en réprimant un hoquet tenace, mais cela n’empêcha pas Ivanka de la jeter sur son épaule comme un sac à patates. Juste à côté, le garçon faisait de même en se faisant hisser sur le dos de Jakub.
« Permission refusée, soldat. » Lança celui-ci d’une grosse voix qui résonna dans toute la rue.
Ce qui, étonnamment, ne fut pas au goût du voisinage. Des volets claquèrent, une lumière s’alluma à une fenêtre, et une voix de vieille femme se mit à vociférer en tchèque. Les deux époux échangèrent un regard amusé, puis s’éclipsèrent à pas de loup dans une ruelle adjacente sans répondre à la politesse.
L’épaule de sa mère n’avait rien de confortable pour la gamine, dont la bouille devint vite boudeuse au rythme des cahots de son véhicule imposé. A sa gauche, son frère accroché à Jakub lui lança un regard complice.
« La prochaine fois on les aura, Pav’. On aura qu’à trouver un meilleur plan d’attaque. »
Pavlína opina du chef, et son petit cerveau commença automatiquement à faire cliqueter ses rouages.
En attendant, elle était bien obligée de se laisser traîner jusqu’à son lit par des parents intransigeants.
Demain serait un autre jour.
Cette course-poursuite était monnaie courante chez les Pospisil ; elle avait presque été élevée au rang de tradition le jour où Jakub avait catégoriquement refusé d’acheter un méga-rouleau de chewing-gum piquant à Pavlína et Leoš, en dépit de leurs cris et du fait qu’ils se soient tous deux accrochés à la porte de la confiserie pendant cinq minutes pour manifester leur désaccord. Devant le tenancier hilare, l’armoire à glace qui pouvait briser des briques à une seule main avait dû détacher deux dizaines de doigts de l’encadrement, sachant que lorsqu’il en retirait deux, les deux précédents s’y raccrochaient. Il ne savait pas bien comment il y était parvenu, d’ailleurs.
Quoi qu’il en soit, tous les soirs depuis ce jour fatidique, les deux époux devaient faire face à la guérilla de leurs enfants, à la plus grande joie du voisinage. Pour l’instant ils menaient la partie, mais dans le vieux Prague, les chemins détournés étaient si nombreux qu’il était aisé pour les petits gabarits de se glisser entre les jambes des touristes et disparaître.
Ce n’était qu’une question de temps, Pavlína en était certaine.
« Et quand j’aurai gagné, tu me devras une méga-pochette surprise. »
Le garçon qui déambulait dans les rues avec elle renifla avec mépris. Pavlína le foudroya du regard, puisqu’elle ne pouvait pas le frapper sans lâcher la grosse boîte en carton qu’elle tenait dans les bras.
« - Et pourquoi je ferais ça ?
- Parce que c’est toi qui me croyais pas.
- T’es trop grande pour faire des caprices, Pav’. Pique-leur du fric.
- Je t’emmerde ! Je suis pas une voleuse moi !
- Ohhhhh comment tu paaaarles ! Pavlína Pospíšilová est pas saaaage ! Pavlína Pospíšilová dit des gros mooots ! »
La cascade de vilains jurons qui quittèrent sa bouche à lui quand la concernée bondit sur son pied gauche n’était pas jolie non plus. La fillette passa devant lui en trois sauts agiles et refusa catégoriquement de le regarder à nouveau ; Andrej en fut réduit à fixer le balancement de ses longues mèches blondes en massant son pied endolori.
« Va jouer ailleurs ! Moi j’ai des trucs importants à faire, Andrej Novotny le voleur ! »
C’était assez hypocrite de sa part comme remarque, songeait le tchèque en se précipitant à sa poursuite, étant donné que leur rencontre n’avait été ni plus ni moins qu’un…
… racket.Prague, République Tchèque ▬ 2012
« Donne-moi les pralines. »
Assis sur la dernière marche devant la confiserie, le petit brun leva les yeux vers la gamine haute comme trois pommes qui tendait la main vers lui, et mit le sachet de pralines hors de sa portée.
« - Tu rêves.
- Donne-les-moi.
- Pourquoi je ferais ça ? »
Et elle lui avait mis son pied dans la figure. Ce qui constituait un bon argument, mais en aucun cas une raison suffisante. Le garçon avait hurlé, protesté, puis avalé le sachet tout rond tandis que sa petite camarade tentait de l’étrangler.
« - Comment t’as osé, voleur !
- D’où tu me traites de voleur ? Répliqua le môme, la bouche pleine.
- Je t’ai vu, tu les as volées à Ludvik Vesela !
- Et alors ? C’est pas ton problème d’abord !
- Si !
- Non !
- Si !
- Dis tout de suite que t’en voulais hein ! »
La fillette piqua un fard. Puis tenta de reprendre d’un air digne, bras croisés :
« C’est mal de voler. Rachète-lui-en. »
Andrej fixa Pavlína un long moment. Puis un mauvais sourire éclot sur ses lèvres.
« Je lui en rachète, et je t’en donne. Si tu m’embrasses sur la bouche. »
La botte de la petite blonde s’écrasa derechef sur sa figure. Le reste fut un peu plus confus.
« - Rentre chez toi, husa !
- La ferme, sračka ! »
« - Arrête de me suivre !
- Je te suis pas,
husa ! On va dans la même direction !
- Je m’en fous, fais un détour ! Je veux pas te voir !
- Tu me vois pas, je suis derrièè… Ahh
běhna ! »
La fillette avait freiné brutalement et ses coudes étaient venus opportunément s’enfoncer dans le ventre d’Andrej. Bien qu’âgé d’environ deux ans de plus qu’elle, le garçon accusa le coup avec un grognement. Mais avant qu’il ait pu lever la main pour riposter, Pavlína était déjà loin – et hors de portée de ses insultes.
Soulagée du boulet qu’elle se traînait depuis un quart d’heure, la petite blonde parvint rapidement en vue de la confiserie à la jolie devanture rouge. Mais plutôt que de poursuivre dans cette direction, elle s’arrêta à côté de la fenêtre qui avait bien servi son attaque surprise de la nuit précédente. A peine fut-elle arrivée que cette dernière s’ouvrit sur de longues boucles brunes et un sourire attendrissant aux dents écartées.
«
Hello Pavlína ! » S’écria la demoiselle avec un accent anglais à couper au couteau. « Comment ça va ? T’as réussi hier ? »
Elle s’appelait Ruth, et avait emménagé l’année précédente dans le quartier de Pav’. Elle venait tout droit d’Angleterre et ses parents étaient militaires. Donc ils déménageaient souvent, à ce qu’avait compris la fillette. Une notion qu’elle connaissait vaguement ; mais même si son propre père exerçait la même profession, la famille Pospisil n’avait été déplacée qu’une fois, de Plzeň où étaient nés les enfants, à Prague. Ensuite, Jakub était entré dans la gendarmerie et ils n’avaient plus bougé de là.
Quoi qu’il en soit, les deux fillettes s’étaient connues à l’école et ne s’étaient plus lâchées depuis. Pav’ adorait Ruth. La petite brune pouvait paraître plus calme que la casse-cou tchèque, mais ce n’était qu’une façade : en réalité, elle était la première à suivre les chahuteurs dès lors qu’ils décidaient de faire la fête.
Après avoir secoué la tête avec une moue attestant de sa défaite temporaire, Pavlína changea vite de sujet en tendant le carton en direction de la fenêtre :
« Tu peux sortir ? Mon oncle est venu et… »
La fillette s’interrompit sans changer de position pour suivre d’un œil méfiant le garçon aux cheveux noirs qui passait dans son dos l’air de rien, affichant un poil trop ostensiblement son intention de rallier la confiserie sans s’arrêter. Sa tête à elle criait un « c’estçacassetoi » très clair et très perceptible.
Malheureusement. Ruth.
« Andrej !
Come on, how are you ? » Lança-t-elle d’un air joyeux qui dissimulait à peine l’intérêt qu’elle lui portait.
Et merde. Trop attachée à son amie pour lui en vouloir, Pavlína soupira lorsque le garçon fit demi-tour, et se contenta de le fusiller du regard et de poursuivre sa phrase en l’ignorant avec superbe :
« … et il m’a donné ça. Ça te dit d’aller voir Karluv pour l’essayer ? »
Une fois qu’elle eut ouvert le carton pour lui montrer son contenu, Pav’ n’eut pas besoin de répéter. Avec un cri de joie, elle claqua la fenêtre et les deux enfants purent entendre sa cavalcade dans les couloirs, et quasiment ses piaillements excités tandis qu’elle demandait à sa mère la permission de sortir. Raide comme un piquet, comme à son habitude, Pavlína ignora royalement Andrej tout ce temps.
Deux minutes plus tard, la porte d’entrée claquait et Ruth se précipitait dans la rue pour saisir ses deux amis, chacun par un bras. Pavlína dissimula une grimace, et Andrej son sourire victorieux.
Oh non…«
Let’s go ! Tu viens aussi, hein, Andrej ? »
Nooooooooon.
Karluv Most était leur meilleur ami, le complice de tous leurs jeux et le responsable de tous leurs bleus. Evidemment, Karluv Most n’était pas vivant, Karluv Most ne parlait pas avec sa bouche, d’ailleurs il n’en avait pas, mais sans Karluv, la vie de Pavlína n’aurait eu rigoureusement aucun sens. D’accord, Karluv Most n’était pas un humain, c’était un pont. Mais quel pont ! Il reliait le vieux Prague à l’autre rive de la Vltava, et accueillait non-stop toute la journée une foule de touristes, de musiciens, de vendeurs à la sauvette et d’artistes de rue en tous genre. C’était le lieu que les enfants chérissaient le plus dans leur ville.
Ce jour-là, beau milieu des vacances, Karluv était bondé. Pas de problème pour le trio qui se faufila entre les jambes des touristes en ruinèrent deux photos de groupe, pour rallier la vieille couverture d’un vendeur de figure plutôt jeune qui leur adressa un joli sourire entre deux racolages. Ils connaissaient son visage, et lui avait l’habitude de les voir traîner dans le coin ; par contre, impossible de se remémorer son nom. Et puis ce n’était pas bien important. C’était un adulte, après tout.
Sans avoir besoin de se concerter, les trois enfants grimpèrent sans crainte sur le rebord du pont : Pavlína refusa catégoriquement la main que lui tendait Andrej, que sa haute taille avait aidé à se hisser le premier sur les pierres grises, mais Ruth l’accepta avec reconnaissance. Sans attendre les deux limaces, Pav’ avait déballé un avion télécommandé d’un rouge flamboyant. Un peu plus haut dans le ciel, un hélicoptère vrombissait déjà.
Ruth jeta un regard derrière la statue contre laquelle elle s’appuyait.
« Eh mais… ce serait pas ton frère et son
best friend, Pav’ ? »
Concentrée, la fillette ne répondit pas. Andrej lui soumit l’idée de lancer l’avion à sa place parce que les filles c’est nul de toute façon, et ils faillirent tous les deux passer par-dessus bord.
« Pav’, Ludvik nous défie, je crois. »
Pav’ ne l’écoutait absolument pas, trop occupée à essayer d’assassiner Andrej. Alors avec un soupir, Ruth récupéra la télécommande et lança l’avion dans le vide.
Et ce fut elle qui gagna la course contre Leoš et Ludvik, alors que ses deux amis se roulaient par terre en poussant des cris de chiens errants.
Prague, République Tchèque ▬ 2018L’oncle de Pavlína et Leoš, Vilem, vivait à Plzeň. Ils ne le voyaient donc pas très souvent. Pourtant le cadet de leur père, célibataire sans enfant, les adorait, et ils le lui rendaient bien. Il était gentil, drôle et plus délicat que son frère, qui n’avait apparemment pas d’autre joie dans la vie que de balancer ses enfants la tête en bas pendant des heures – chose que Leoš paraissait adorer mais qui avait une fâcheuse tendance à mettre Pavlína à l’envers pour le restant de la journée.
« Vilemmmm. »
Les caractères défilaient dans la petite boîte noire avec une régularité de métronome. Dans le dos de son oncle, Pav’ se débattait avec les élastiques qu’elle s’efforçait d’attacher dans ses cheveux, et ne réussissait qu’à enrouler autour de ses doigts ; à grand renfort de gestes larges et plutôt comiques.
« - Vileeeeem !
- Tu ne devrais pas m’appeler « Tonton », Pavy ? »
La fillette sauta à son côté et lui donna un coup de hanche en lui collant ses doigts emmêlés dans ses cheveux sous le nez. Devant cet air mécontent, l’homme ravala un sourire amusé et recula sa chaise d’un demi-millimètre pour aider sa nièce à se défaire de ce piège maléfique.
« - Ta maman ne veut toujours pas que tu les coupes ?
- Non, répondit la fillette, elle dit que j’ai pas encore l’âge.
- Elle avait les cheveux très longs aussi quand elle était plus jeune.
- M’en fiche. C’est nul à coiffer. Tu fais quoi en fait, là ? »
Concentré sur le problème des cheveux, Vilem ne répondit pas tout de suite. Jusqu’à ce que la fillette lui enfonce un doigt dans les côtes.
« - Je le répare. Consentit-il à admettre après l’avoir sermonnée sur ses mauvaises manières.
- Pour quoi faire ? C’est une antiquité, non ? T’as pas un mac déjà ? »
L’informaticien sourit et tapota la surface poussiéreuse de la vieille unité centrale, dont le ventilateur faisait un bruit de navette spatiale sur le départ. Il rencontrait des difficultés à expliquer à Pavlína la nostalgie de ces grosses machines solides sans écran tactile ni commandes vocales. A 12 ans, sa nièce était déjà mordue de technologie – au sens où elle savait tout sur les produits nintendo et les modèles de pc et smartphones tout en ne sachant guère que surfer sur le net et jouer en ligne – mais ne comprenait pas ce que lui pouvait bien trouver à ces sarcophages graisseux des temps jadis.
Les couettes enfin attachées, Pavlína fixait la souris que maniait tranquillement son oncle avec réprobation, lorsque les haut-parleurs se mirent en route dans un crachotement pour hurler à leurs oreilles :
« LA BASE VIRALE VPS A ETE MISE A JOUR. »
Un bourdonnement sonore suivit ces mots et la petite blonde, les mains sur les oreilles, s’écria :
« Mais arrête-laaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!! »
En fait, il n’y avait pas grand-chose que Pavlína aimait à la folie, à part les ordinateurs, les avions télécommandés, Ruth et son frère cadet. Ce dernier avait un an de moins qu’elle, et ne lui ressemblait pas tant qu’on aurait pu le croire, mais ils s’obstinaient à faire les quatre cent coups ensemble et s’entendaient bien mieux que la plupart des frères et sœurs de leur âge. Cela dit, Leoš était quand même bien plus tolérant que sa sœur.
Pavlína n’aimait pas les livres. Pavlína n’aimait pas les endives au jambon de sa grand-mère, Pavlína n’aimait pas le froid qui vous met la goutte au nez, le verglas devant la porte le matin, la peau à la surface du chocolat chaud. Pavlína n’aimait pas les touristes qui encombrent les rues, elle n’aimait pas les militaires qui voulaient emmener son père très loin, elle n’aimait pas les kikoolols qui vous draguent sur wow parce que vous avez une grosse poitrine et une mini-jupe sexy. Et par-dessus tout, Pavlína n’aimait pas l’école.
Prague, République Tchèque ▬ 2020« Leoš, monte, mais redescend ton bulletin tout de suite s’il te plaît ! Pavlína, chérie, reste là un moment. »
Mâchant son chewing-gum à toute vitesse, Pav’ s’arrête devant sa mère en sautillant sur place d’impatience. Cependant, présence à la maison oblige, elle s’efforce de le cacher le plus possible et retient le flot de paroles qu’elle voudrait adresser à sa mère.
Par contre pour le chewing-gum, c’est pas aussi évident.
Alors qu’Ivanka braque un regard éloquent sur sa bouche, Pavlína entend les pas de son père commencer à résonner dans le couloir. C’est la panique. La débandade parmi les forces alliées ; la situation est critique, il n’y a aucune solution de repli, les remparts vont céder, capitaine nous somme fout-…
Ah, non en fait.
Vive comme l’éclair, l’adolescente tire le chewing-gum de sa langue et le colle dans le creux du centre de sa botte. Son talon se repose sur le sol sans y adhérer.
L’opération est un succès, commandant. Du travail rapide et sans bavure.
Jakub pénétra dans la cuisine jaune de son habituel pas martial, n'oubliant cependant pas d'incliner légèrement la tête pour ne pas se cogner à l'encadrement de la porte. Petit désagrément à être un colosse de 2m qui lui arrivait assez régulièrement. Il sourit à sa femme et posa une main sur la tête de sa fille avant d'aller s'asseoir sur une chaise de l'autre côté de la table. Instinctivement, Pav' fit claquer un talon pour se mettre au garde-à-vous, à la différence près que ses mains se croisèrent dans son dos tandis qu'elle attendait patiemment que ses géniteurs prennent la parole.
Ses parents échangèrent un regard, puis Ivanka croisa les doigts sur la table et fixa Pav´ d'un air sérieux.
« On a reçu tes notes, Pav´. »
La fillette cessa immédiatement de trépigner d'impatience. Son enthousiasme lui avait naturellement fait oublier que les bulletins arrivaient ce jour-là, et occulté de sa mémoire tout ce qui ne concernait pas ce qu'elle voulait annoncer à sa mère. Sans quoi elle serait certainement venue beaucoup moins joyeuse devant ce qui s'apprêtait visiblement à devenir un peloton d'exécution. Ses yeux faillirent bien aller voir ailleurs ; mais dans la famille Pospisil, on se regardait toujours droit dans les yeux. Toujours. Alors elle ne détourna pas le regard pendant que sa mère énumérait ses notes. L'air fâché de son père lui coinçait pourtant une boule dans la gorge.
« Tu ne crois pas que c'est beaucoup trop juste, Pavlína? »
Hochement de tête. Soupir de sa mère.
« C'est important de bien étudier, Pavlína. Même si c'est dur et que ça ne t'intéresse pas. Tu es une petite fille intelligente, et si tu ne fais pas un effort on va devoir te priver de sortie tu sais. »
Alerte rouge. Mayde, mayde. Pavlína cligna des yeux et hocha à nouveau la tête avec une moue de mécontentement.
« GARDE A VOUS SOLDAT ! Aboya soudain son père en prenant sa voix autoritaire militariste. ALLEZ-VOUS FAIRE DE VOTRE MIEUX DORÉNAVANT ? »
Pav´ bondit au garde à vous.
« Chef oui chef ! »
Mais une fois la porte claquée sur son frère cadet et la carcasse de l'adolescente écroulée sur son lit dans la chambre que tous deux partageaient, la situation n'était plus aussi simple.
Dans sa tête de jeune fille insouciante, Pavlína se rendait bien compte quelque part que l'intellect posait des limites différentes à chacun, du genre des barres de traction trop hautes pour qu'on puisse les atteindre. Et que sa barre à elle était un peu plus basse que les autres. Pas trop, juste ce qu'il fallait pour l'empêcher de se la couler douce tout en ayant des notes correctes. Et Pavlína détestait étudier.
Elle n'était pas intelligente. Les seules choses dans lesquelles elle excellait étaient le sport, l'informatique et la stratégie qui la faisait toujours écraser ses adversaires au Risk. Rien de plus.
Leoš n'était pas tellement plus doué qu'elle mais lui au moins y mettait du cœur. Raison pour laquelle il réussissait à atteindre un niveau convenable. Pav´ l'enviait vaguement, mais pas trop non plus : parce qu'elle ne voyait pas ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant à passer la journée le nez dans des livres alors qu'il faisait beau dehors ou qu'on avait plein de gens avec qui faire des parties en ligne.
Avec un grognement, Pavlína roula sur le côté et enfonça un bras dans son sac pour en tirer un diplôme en papier recyclé, sans aucune valeur administrative, qu'elle n'avait du coup pas eu le cœur à le présenter à ses parents. Il indiquait simplement qu'elle était sortie première des matchs amicaux de son club de capoeira. Cinquième en boxe féminine au premier trimestre. Championne junior de karaté. Et d'autres.
C'est sûr qu'ils ne pouvaient pas cracher sur ses moyennes de sport, en tout cas.
Mais bien, sûr, difficile de lui inculquer quoi que ce soit quand ses principales préoccupations étaient le prochain championnat de boxe et éclater la tronche d'Andrej sur Call of Duty au moins deux fois pas semaine.
Il était étrange pour l'adolescente que ses parents semblent aussi attachés à la voir faire des études longues alors qu'ils étaient tous deux militaires de carrière et très heureux ainsi. Leurs inquiétudes quant à sa sécurité lui échappaient, comme à la plupart des enfants de cet âge, et faire son avenir dans l'armée de l'aurait pas vraiment dérangée. Même si elle préférait l'informatique.
Après tout, la discipline martiale chère à son père qui s'appliquait dès que l'un d'entre eux posait le pied dans la maison ne lui avait jamais posé de problème. A l'intérieur, on marchait droit et on se comportait correctement. Dehors, on pouvait courir et hurler tant qu'on voulait - et tant pis pour les voisins. Pav´ estimait que le deal était bon ; et les punitions étaient rares, utiles et toujours méritées.
N'empêche que. Chassant ces histoires de notes de son esprit, Pav´ se leva, lissa ses draps avec soin et alla composer le numéro de Ruth sur le fixe dans le couloir pour bavarder avec son amie, dont les parents lui avaient interdit de la voir sous prétexte qu'elle aurait une mauvaise influence sur leur fille.
Au diable les parents.
« AU DIABLE TES PARENTS, BORDEL ! »
La main gantée d’une mitaine de cuir noir serra le poignet de Ruth et l’attira sur la motocyclette dont le moteur émit un rugissement de bonheur. Comparable au cri de déception de Leoš lorsque Pav’ l’avait réquisitionnée pour la soirée. De force, en fait.
La machine n'était pas flambant neuve et émettait même des crachotements inquiétants lorsque Pav' enfonçait l'accélérateur, mais son slalom entre les voitures et les piétons arrachait des cris d'excitation à la Ruth échevelée accrochée à sa taille.
« C'est rouge, Pav' ! »
Ah bon ?Le deux-roues transperça le carrefour en provoquant des coups de klaxon hystériques. Pavlína aperçut le camion du coin de l'œil. S'étouffa en même temps que Ruth. Martyrisa l'accélérateur et les entrailles de sa bécane.
La moto fit un bond en avant sous les hurlements du camionneur et s'engagea dans le Prague neuf et flamboyant des spots des vitrines.
Les mains de Ruth broyaient ses côtes et son cœur battait à toute allure, mais la jeune anglaise riait dans sa veste de cuir.
T'es dingue, Pav'. On aurait pu tuer quelqu'un.
Oh, ta gueule sista', toi aussi t'as trouvé ça dément. Banlieue praguoise, République Tchèque ▬ 2022La bécane asthmatique s'arrêta devant la maison de banlieue avec un grincement implorant. Ruth sauta du siège arrière et retira son casque, libérant son abondante crinière couleur de chocolat noir avec un rire nerveux. Pavlína l'imita sans le rire, et poussa son engin à l'intérieur du domaine dont la grille était grande ouverte. De toute façon, même de la rue on pouvait voir les ex-lycéens qui se roulaient dans l'herbe et bondissaient devant une sono mise à fond, ou faisait exploser des bouteilles en poussant des hurlements d'enthousiasme. Apparemment, certains avaient même déjà colonisé la piscine.
Pav' gara sa moto en vue d'une immense banderole entourée de serpentins qui, accrochée au balcon médiant, clamait avec fierté son "Bacheliers 2022" en larges lettres d'or.
C'est le moment que choisit un hurluberlu qui - de loin - ne lui disait rien pour ouvrir une fenêtre et en sauter en hurlant... Pour rebondir, projeté par le trampoline planté dans la pelouse.
C’était déjà pas mal la folie, dans le coin. L’examen plus approprié révéla à Pavlína la multitude des étudiants qui s’éparpillaient sur la pelouse du domaine ; mais Ruth lui attrapa la main avant qu’elle puisse s’appesantir sur le sujet et la tira vers l’intérieur avec vigueur.
Dans le bâtiment, c’était un bazar monstre. Entre la musique à fond, les lumières multicolores qui variaient d’une pièce à l’autre, et les chevaucheurs de commodes dans les couloirs qui s’interpellaient à grands cris en lançant des serpentins en tous sens, la jeune fille avait du mal à se repérer. Elle se concentra un moment sur le balancement de la jupe de Ruth sur ses longues jambes, fronçant les sourcils en se disant qu’elle était bien trop courte pour le règlement intérieur.
Mais avant que la moindre remarque par ailleurs assez inappropriée ne franchisse ses lèvres, les deux filles étaient dans ce qui avait été autrefois un salon chargé et majestueux et qui disparaissait désormais sous les ballons de baudruche et les banderoles.
Entre deux éclats de rire, quelqu’un lui passa une bouteille.
23:00Le monde commence à tanguer un peu pour Ruth. Elle danse comme une folle entre les jeunes adultes déchaînés et secoue frénétiquement sa crinière brune. Pavlína tient remarquablement l’alcool, elle, assez pour encore réussir à tenir son adversaire en respect au jungle speed géant organisé dans le hall.
23:42Tout le monde sur les tables ; Pav’ est encore sobre ; Pav’ a légèrement la tête qui tourne, ça doit être pour ça qu’elle ne compte plus les pressions. Une bouteille translucide circule, tandis qu’elle hurle au mec près du pc de remonter le son. Le choc d’une balle venue de l’extérieur contre les vitres arrache des gloussements hystériques à deux des filles tout près qui roulent ensemble sur le divan. Pavlína tend la main vers Ruth pour l’aider à monter, l’anglaise rate son coup en retenant sa jupe et s’écroule dans ses bras en riant.
00:24Des cris d’allégresse saluent la performance de la jeune fille qui vient une nouvelle fois de cribler Andrej de balles de peinture. Elle lui jette sa carabine à la figure et s’enfuit en lui renvoyant sa flopée d’insultes.
1:07Pavlína court dans les couloirs déserts. Elle a perdu Ruth ; c’est sûrement pas grand-chose, qu’on dira. Il fallait vraiment qu’elle mette cette branlée à Andrej, pour l’honneur.
Elle dévale des escaliers où aucun amoureux ne se bécote. Elle a déjà mis une plombe à trouver les toilettes, alors la sortie…
Ou elle est, la porte était pas si loin, c’était peut-être ce couloir ou…
Elle a peut-être un coup dans le nez, en fait. Enfin ça ira tant qu’elle réussit à trouver ce put…
Des cris.La jeune fille effectue un virage à 90° et repart en courant dans la direction qui lui a frappé l’oreille.
Ludvik putain, on t’avait dit non ? De pas faire le con.Le téléphone de Pav’ sonne sur la table de la cuisine, mais personne répond. Parce qu’Andrej passe en jurant pour l’éteindre sans faire plus attention.
Le portable de Leoš aussi, mais personne décroche non plus. Lui il est trop occupé à sprinter.
1:54« - Tiens, mets ça sur son nez.
- O-ok. Eh, Vik’, tu m’entends ? Woeh, réponds mec !
- Laisse-le, il va pas crever ! Et arrête de trembler, tu veux lui défaire la tronche ?
- Ok ; Ouais.
- Ça va ?
- Comme un calamar mort. Et toi ?
- Ouais.
- Tu crois pas qu’on devrait appeler une ambulance, Pav’ ?
- Putain mais sois pas chiant, ok ? Il va bien ton pote, je te dis ! Qu’est-ce que vous foutez là, d’abord ?
- On… Ça te regarde pas, hein ! T’es pas bourrée au fait ?
- T’occupe ; et ça me regarde depuis qu’on a dû péter la gueule à deux potes de Broník pour ton débile de BF.
- Désolé.
- Tu lui en mettras une pour moi. Maintenant barrez-vous.
- Ouais mais… aide-moi à le porter.
- Rhmmmok.
- Et je prends la béca-
- Tu rêves, bro’ ?! »
2:28Elle débouche dans une pièce quelconque, Ruth tente un bras de fer contre un type qui lui lance des regards de poisson mort.
Pav’ la tient par la main et elles sont dehors.
Elle lui a peut-être pété le bras, allez savoir.
3:42Bon dieu qu’il fait bon.
Pav’ explose la surface liquide qui l’embrasse dans ses bras glacée.
Elle se roule dans l’herbe, elle a de la terre plein les doigts, Ruth lui saute au cou en riant.
Elle balbutie des histoires que Pav’ ne comprend pas. Elle entend le nom d’Andrej et jette son amie dans l’eau.
Y a un débile qui veut la faire danser. Il lui faut un moment pour se rappeler qu’elle est censée lui écraser les pieds.
C’est marrant, elle se souvient pas pourquoi elle est trempée.
4:02Qui a mis un rhinocéros dans la piscine, déjà ?
4:35Ça tangue. Woh.
Wolehhh. La caisse a des allures de Monster Truck, c’marrant. Ça vibre sous ses bottes.
Debout sur le toit, elle doit hurler des histoires de base VPS et de kill sur Wow ou quelque chose du genre.
Les deux filles entrechoquent leurs despe’ ; Pav’ abat la sienne sur le goulot d’Andrej dans la cabine du conducteur. Le jeune homme jure et se retrouve couvert de mousse.
Soudain ça explose de partout. Du liquide ambré ruisselle sur tous les jeunes assis sur le capot. Pav’ a l’impression de se noyer un instant ; Ruth a toujours un bras autour de sa taille. Mais ils dominent le monde, hein. Ils peuvent bien le crier.
5:42Les échos sont plus faibles, comme évanouis à l’horizon de ceux qui continuent encore la fête plus loin.
Pavlína enjambe les corps qui dorment d’un sommeil des plus lourds partout dans la maison. Elle se demande qui est le pauvre gars à qui elle appartient et qui va devoir ranger. Andrej a attrapé Ruth par la main pour la remmener, de toute façon ce connard de Leoš a pris la moto.
Ses bottes claquent contre le béton.
La rue est vide. L’air glacial.
Elle a sûrement dû courir pour arriver à la maison.
Prague, République Tchèque ▬ 2022« - Et là tu vois, il a…
- Oui je comprends. C’est peut-être la faute de…
- Tu crois pas que je devrais tenter un
reboot ? Ça pourrait…
- Non, surtout pas, tu vas faire sauter la moitié de la bête. Tu devrais plutôt…
- Eh. Tous les deux. Je comprends rien à ce que vous dites, mais c’est pas de ça qu’on parlait à la base. »
Pavlína et Vilem se retournèrent vers Leoš qui, bras croisés, les fixait d’un air mécontent. Vilem tapota l’unité centrale grisâtre d’un air gêné et toussota quelques excuses.
« Pardon Leoš. Mais tu sais, je ne peux pas non plus intervenir auprès de vos parents après ce que vous avez fait hier. Tu dois comprendre que pour ta mère, te voir ramener ton ami couvert de sang à 2h du matin, même si Jakub s’en est chargé sans appeler les pompiers… C’était trop. Sans compter Pavlína qui baragouinait la programmation complète d’avast à la porte quand je me suis levé. »
Le trentenaire souligna ses propos d’un regard appuyé à sa nièce, qui grimaça vaguement. Elle s’en souvenait pas, évidemment, mais Vilem n’était pas du genre à se payer sa tête.
Son frère, par contre…
« - Faut la comprendre, elle trouvait pas la serrure.
- La ferme Leoš. Ça serait pas arrivé si t’avais pas chourré la bécane.
- Tu parles ! Dans un fossé, ça aurait fin…
- On se calme, les jeunes. »
L’informaticien attendit que les deux se tirent la langue en toute amitié, pour reprendre en se penchant derechef sur son engin.
« Quoi qu’il en soit, je ne peux pas vous aider. Vous avez mérité une punition, vous êtes punis, vous allez le supporter. Point à la ligne. »
Grognements.
« Vous allez me prendre pour un vieux râleur, mais se battre n’est pas la solution. Jamais. Même pour une cause juste ; la loi ne peut s’appliquer dans le sang, sinon elle n’aurait pas de raison d’être. »
La grimace de Pavlína montra tout le bien qu’elle pensait de cette théorie. Le fait que son frère s’en aille en grommelant indiquait plus ou moins la même chose.
A 18 ans, Pavlína était donc bachelière, sans mention puisque l’ayant obtenu de justesse grâce à un niveau global assez faible de l’examen – qui venait d’être remis en place après maintes et maintes disputes ministérielles. Cela dit, peu de ce qu’elle avait appris au lycée ne restait dans sa tête. La seule matière sur laquelle elle avait produit quelques efforts était l’anglais : en effet, sa seule perspective d’avenir se trouvant dans l’informatique, la chose s’était faite d’elle-même. Résultat des courses, la jeune fille parlait la langue presque couramment et la codait tout aussi bien, tout en était rigoureusement incapable de rédiger des rapports écrits. Mais cela lui suffisait.
Parce qu’actuellement, sa grande passion dans la vie, et qu’elle avait réussi à faire partager à son oncle, c’était les antivirus, la défense informatique sous toutes ses formes, et plus particulièrement, ce vieux copain des ordinateurs qui commençait à se faire vieux et lentement repousser sur le bord de la scène, Avast.
Quand Vilem disait que la jeune fille connaissait le programme par cœur, il ne mentait pas.
« - Et tu veux faire quoi plus tard, dans la vie ?
- Eclater les virus avec une manette dans une main et une bière dans l’autre. Yeah.
- … Non mais
seriously.
- Bah c’était sérieux ? »
Karluv renvoyait le son des pas, et celui de ses talons qui cognaient contre sa pierre.
Pavlína s’était assise sur la rambarde au mépris des passants, et contemplait la Vltava qui brillait de mille feux sous l’aplomb dévastateur du soleil couchant. Ce dernier se donnait visiblement beaucoup de mal pour faire resplendir toute la ville : elle se parait de reflets moirés d’orange et de rose, qui en certains points lui donnaient l’air de ruisseler de sang. Mais les flots hésitaient entre un brun doré velouté et un bleu étoilé.
La jeune femme jetait des palets dans l’eau. Elle les avait tirés de la collection personnelle de sa mère, qu’elle avait enfermée dans un tiroir des années plus tôt. Pavlína avait quelque chose contre les vieux souvenirs poussiéreux et les chaînes translucides des ans. Peut-être était-elle trop jeune pour les accepter, tout simplement.
Un peu plus loin, un couple s’enlaçait contre la rambarde opposée. Agacée, la jeune femme lui avait vite tourné le dos. C’était pas pour ça qu’elle était venue ici.
« Eh,
husa ! »
Pour ça non plus, d’ailleurs. On pouvait pas être tranquille cinq secondes ?
Visiblement, certains ne comprenaient pas le concept.
Pavlína foudroya Andrej du regard. Le jeune homme s’approcha avec un sourire victorieux en coin, qu’elle connaissait bien et qui n’augurait rien de bon. Un éclair rusé luisait dans ses yeux de renard.
« Kesstuveux. »
Et tel un magicien qui sort un dragon de son chapeau, le tchèque tira un sachet de pralines de derrière son dos.
Pavlína fixa les sucreries en écarquillant les yeux. Ses lèvres se refermèrent.
Le soleil brillait trop fort sur le visage du jeune homme ; elle envisagea de se retourner et de sauter du pont.
« Srač… »
Trop tard.
Andrej attrapa sa nuque et l’attira à lui avec fougue avant qu’elle ait pu esquisser le moindre geste. La jeune femme joignit leurs lèvres et ses bras derrière son cou comme si elle était prête à le lui briser.
Prague, République Tchèque ▬ 2023Le bruit du métal lancé à fond sur le poste radio tira Pavlína d’un sommeil de maintenance. La jeune femme leva la tête de l’oreiller et lança un regard trouble au jeune homme assis de l’autre côté du lit. Avant de replonger dedans en marmonnant un juron.
Andrej lâcha un rire et lança une pichenette sur son dos nu, là où l’aiguille du tatoueur avait calligraphié « Mad Dog » à l’encre noire. Aussitôt, les deux jambes couvertes d’un jean de la jeune femme se mirent en action pour venir crocheter son cou avec brutalité et l’étrangler sans pitié contre le bord du lit.
Heure tardive aidant, quelques secondes de râles de pure souffrance suffirent à Pavlína pour s’estimer satisfaite et relâcher son petit ami, qui glissa sur le parquet avec un hoquet plaintif.
« Meurs. » Fut son seul commentaire alors qu’elle se dirigeait vers la chaise la plus proche d’une démarche encore ensommeillée.
Il avait l’habitude, de toute façon. Andrej se redressa avec une vague injure et récupéra un t-shirt quelque part dans le bordel qui jonchait le sol ; de son côté, Pav’ faisait de même et se jetait sur une chaise devant l’un des multiples écrans qui illuminaient la pièce jour comme nuit.
Les baies vitrées laissaient entrer la lumière jaune d’un soleil tardif : le moins qu’on puisse dire des deux jeunes gens était que leur horloge interne était complètement déphasée.
Pavlína tendit une main vers la machine à café qui venait de cesser de ronronner et tendit la tasse pleine à Andrej lorsqu’il passa, sans lui accorder un regard, trop occupée qu’elle était par ce qui s’affichait sur l’écran de son pc. Le jeune homme l’embrassa sur l’oreille en passant, elle marmonna un « sračka » machinal en réponse.
▬ H-15 min ▬
Pav’ vivait chez Andrej depuis cinq mois environ. Les voisins pensaient qu’ils suivaient la marche logique d’une relation sur le long terme et ne se posaient pas de questions. En fait, dans l’esprit de la jeune femme notamment, cette supposition n’aurait pu être plus éloignée de la vérité.
Pour commencer par le commencement, il s’avérait qu’Andrej faisait lui aussi ses affaires dans l’informatique.
Et que, coïncidence malheureuse ou signe du destin, il s’était improvisé à la fois hackeur – moyen rapide de se remplir les poches – et programmeur d’antivirus. Inévitablement, cette passion commune s’était changée en véritable guerre rangée entre les deux jeunes gens, chacun des deux essayant de prendre le dessus sur l’autre quant aux performances de son logiciel.
Pour le moment, à cause d’un léger problème qui lui avait infligé pas mal de retard – et des journées entières passées à ronger le bois de son bureau avec ses dents pour décompresser – Pavlína s’était laissée surpasser et Andrej la dominait d’une longueur.
Affront qu’elle n’avait pas l’intention de laisser impuni.
▬ H-10 min ▬
Ça faisait un moment qu’elle n’avait pas vu Ruth. Elle la croisait de temps à autre, mais leurs conversations étaient brèves.
Au fond, Pavlína savait parfaitement pourquoi. Mais en pianotant sur son clavier, elle préférait laisser ce problème de côté pour le moment. Elle avait mieux à faire, plus important, toujours, en ce moment. Depuis qu’on l’avait attaquée en justice pour atteinte aux droits de la licence avast (qui n’était pas si morte que ça malheureusement), elle avait dû reconstruire tout un nouveau programme en partant de rien. Tâche qui l’exténuait physiquement et mentalement.
Cela dit, aujourd’hui, ses efforts seraient certainement récompensés.
▬ H-5 min ▬
Son logiciel contenait deux modes, en fait. Allez savoir qui cela pourrait intéresser – c’était ce que lui répondait un Andrej moqueur à longueur de journée.
Un mode qui ressemblait plus à un jeu vidéo qu’autre chose, donc, accessible à partir des nombreux modes de jeu qui existaient désormais de par le monde (avec ou sans manette, etc) ; et un autre, purement classique, qui formait, selon ses expressions stratégiques personnelles, un mur de défense infranchissable autour du système, ou une escouade d’élite de destruction, au besoin.
Cette manie qu’avait la jeune femme de ramener l’informatique à des considérations stratégiques qui frôlaient la géopolitique n’était compréhensible d’absolument personne exception faite de son frère. L’ensemble leur paraissait envisageable, mais dès qu’elle rentrait dans les détails, c’était le chaos complet.
Andrej se demandait souvent comment Leoš, qui n’y connaissait strictement rien en informatique, pouvait parvenir à accéder à cette façon de penser.
Et pourtant, c’était avec cette logique que Pavlína était brillante. Autant ailleurs, elle ne perçait nulle part, autant cette logique incompréhensible lui réussissait à un point inestimable.
▬ H-2 min ▬
Pavlína s’étira, changea la musique et leva la main pour faire le décompte. Les deux jeunes gens se fixèrent d’un air goguenard, en chiens de faïence de chaque côté de la table, leurs multiples écrans d’ordinateur intercalés.
Dans quelques secondes, la moitié des hackeurs du net allaient se jeter sur leurs systèmes respectifs comme des piranhas affamés.
Tous deux avaient posté un message les invitant à le faire quelques mois auparavant, le tout dans le but de tester leurs créations. Et le moment de vérité était proche.
▬ Début de l’assaut ▬
Pavlína fixa d’un regard perçant les lignes qui commençaient à clignoter sur son écran.
Au début, l’afflux fut curieusement lent.
Eclaireurs.Les adresses invasives, décodées automatiquement, défilèrent lentement en colonne, alors que l’ordinateur annonçait des « Menace éradiquée » successives.
Et puis Pav’ entendit l’informaticien jurer.
Au même instant, tout s’accéléra : son ordinateur se mit à vrombir, le clavier à vibrer sous ses doigts, tandis qu’un flot torrentiel d’informations se déversait à l’écran. Les caractères défilèrent soudain à une vitesse prodigieuse, les menaces s’alignèrent sans cesse, s’écrasant les unes après les autres contre le rempart de son logiciel. Malgré les performances élevées de son moniteurs, Pav’ le sentit chauffer sous ses doigts et retint son souffle, statufiée devant cet assaut phénoménal. Ses doigts tressautèrent sous la pression.
Et puis le flot diminua. Petit à petit. Ses muscles se décrispèrent.
C’était fini ?
Un instant, la pièce retomba dans un silence rythmé par le ronronnement des machines.
Et puis un message d’erreur écarlate s’afficha sur l’écran de Pavlína. Le PC d’Andrej émit une plainte désespérée.
La jeune femme écarquilla les yeux et bondit sur ses pieds, penchée sur son clavier sur lequel elle commença à pianoter à toute vitesse. Son programme s’affolait : elle ne savait pas comment faisait l’intrus, mais il parvenait à contourner ses défenses. Dans sa tête, Pav’ endossa la casquette de général.
« Mais c’est qui ce type ?! »
Le jeune homme lança plusieurs adresses à la va-vite, suivi d’imprécations crachées sous le coup de l’énervement. Pav’ fronça les sourcils et s’efforça de contenir son angoisse. C’étaient les mêmes. Le hacker attaquait leurs deux systèmes en même temps avec plusieurs adresses différentes. Et il en brisait les défenses.
La jeune femme passa en version manuelle. Un autre de ses joujoux. Selon Andrej.
Elle remonta avec rapidité et efficacité l’arborescence de son programme, déjouant les attaques au moment même où elles étaient lancées ; perdit toute notion du temps. Face à elle, Andrej cria soudain un juron particulièrement infâme et un claquement sonore annonça le décès prématuré de sa bécane. La légère odeur de brûlé qui s’éleva d’un coup capta un instant l’attention de Pav’ qui laissa presque filer un virus dans son système. Elle sentit la tension faire trembler ses omoplates ; son rythme cardiaque ne se calmait pas.
Jusqu’à ce qu’elle profite d’une faille pour remonter l’adresse la plus coriace et balancer un virus dans le système offenseur.
Le logiciel sembla hésiter. Et puis les multiples boîtes d’erreur battirent en retraite sur son écran, et presque timidement, la mention « Menace éradiquée » s’afficha tout en bas, sur la dernière ligne.
Pav’ souffla profondément, encore sous le choc. Elle se laissa tomber dans son siège et passa ses deux mains dans ses cheveux, fixant le nettoyage automatique qui s’effectuait sur son ordinateur.
De l’autre côté de la table, Andrej avait plongé sous son capot et jurait abondamment.
Avant même d’aller narguer son adversaire, une idée surgit du cerveau de la jeune femme, transperçant l’hébétude qui l’avait envahie. Elle se précipita sur l’ordinateur, ferma son logiciel et en ouvrit un autre. Ses yeux s’écarquillèrent encore plus lorsqu’elle découvrit à qui appartenait l’adresse qui les avait agressés.
La jeune femme bondit sur sa chaise avec un hurlement de triomphe. Sa victoire était écrasante. Non seulement sur Andrej mais aussi sur le monde entier.
Deux minutes plus tard, le jeune homme lui lançait les restes de son PC carbonisé à la figure alors qu’elle ripostait avec les chaises.
▬ Origine identifiée ••• Nom : Hedger.
Deux jours plus tard, elle recevait un mail des plus explicites.
« En Angleterre ? »
Debout devant Jakub et Ivanka, Pavlína avait croisé les mains dans son dos et se redressait d’un air très professionnel. L’homme croisait les bras contre sa poitrine d’un air soucieux, et la femme la couvait d’un regard pensif.
« - Affirmatif. Mais comment dire… Hedger Impact est l’entreprise qui maîtrise le marché de l’informatique dans le monde entier. Une occasion pareille, ça n’existe pas. Presque pas.
- Pav’, il faut rester raisonnables un instant. Tu crois vraiment que tu es apte à te débrouiller seule dans un pays étranger ?
- Papa…
- Jakub. »
Père et fille se tournèrent vers Ivanka, qui les fixait intensément. Pavlína n’arrivait pas à déterminer si elle réfléchissait intensément ou si elle était au bord des larmes. Soudain, sans à-propos, l’image de la boîte dont elle avait retiré les galets s’imposa à son esprit. Son cœur se serra.
« Ce n’est pas une offre qui se refuse. Tu le sais. »
Autant son cœur débordait soudain de regret, autant l’amour et la reconnaissance y avaient aussi leur place.
Pavlína n’aimait pas les freins. Elle n’aimait pas les murs. Elle aimait aller à toute vitesse, droit devant, sans chemins détournés ni panneaux stop. Seulement alors elle pouvait percer des trous dans les obstacles qui se présentaient sur son chemin.
« Tu déconnes hein ? »
Non, absolument pas.
Le jeune homme avait cassé une lampe. D’un seul coup, comme ça.
Appuyée contre le mur, guettant ses mouvements comme ceux d’un lion en cage, Pav’ s’interrogea. Elle se demanda si c’était de la jalousie, qu’il ressentait. De la frustration et de la colère à l’idée d’être abandonné comme ça, si brutalement. Du dégoût en pensant qu’il ne l’avait pas attachée à lui. Elle imagina vaguement qu’il avait fini par prendre goût à leur colocation, mais chassa vite cette idée de sa tête. Ils savaient tous deux ce qu’il en était, après tout.
Cependant, en le regardant là, écumant de rage et d’angoisse, elle se posa vraiment la question.
Qu’est-ce que tu veux, Andrej ? Pourquoi je ne te comprends pas, Andrej ?Peut-être parce qu’elle n’avait jamais essayé. Peut-être que c’était ce que lui reprochaient ses yeux qui brillaient dans la pénombre.
Tu es seul, hein, Andrej ?Elle n’avait jamais voulu le laisser la couler. Comme l’agneau le loup, elle avait senti leur différence dès le départ. Elle, elle marchait dans le droit chemin. Elle avait beau jouer à saute-mouton autour du sentier, sa ligne de conduite était droite.
Tu vas mal finir, Andrej. T’as déjà mal fini, Andrej. Sale voyou.« Tu peux pas me lâcher comme ça. »
Ah, ça faisait un peu mal quand même. De se sentir si insensible.
Coule tout seul, Andrej.
Si je te les rends, tu m’embrasses ?
Au revoir, Andrej.
Londres, Angleterre ▬ 2023Un nom clignota sur l’écran géant, puis un cercle lumineux vert annonça le début de la procédure de scanner.
Une bonne journée en perspective.
Les roulettes de sa chaise émirent un couinement de protestation lorsque Pavlína lança l’engin en arrière en poussant du pied contre le tableau de bord. La jeune femme et sa monture traversèrent l’ensemble de la salle de contrôle sans heurter quoi que ce soit – le fruit de plusieurs mois d’entrainement – tandis qu’elle s’étirait comme un chat alangui de fatigue. L’informaticienne, qui venait d’arriver en cette heure matinale, tendit la main pour récupérer la tasse de café que lui tendaient un des semi-androïdes automatiques qui assuraient les services en tous genres au sein de la compagnie.
Y a pas à dire, ça changeait de l’éternelle machine à café en panne.
Partie du bon pied, Pavlína revint à son moniteur et consulta sa check-list. Il était rare qu’elle ne passe pas la nuit sur place, en fait. Ce qui la mettait plutôt d’attaque pour le restant de la journée.
Malheureusement, au bout de quelques heures, le travail vint à manquer. Grignotant les sandwiches gentiment offerts par la mère de Ruth qui habitait au rez-de-chaussée de son appartement, Pavlína contempla l’écran d’ordinateur serein d’un air morose. Tout autour d’elle, les machines ronronnaient sereinement.
Evidemment. Hedger Impact était la compagnie qui détenait le plus grand savoir informatique au monde. Il n’y avait pas trente-six idiots qui allaient se risquer à tenter de hacker ses données. Bien sûr, lorsque quelqu’un le faisait, c’était alors un adversaire de taille, mais il fallait bien avoir que hors de ces petites escarmouches qui se produisaient environ une fois par mois, Pav’ n’avait qu’à repousser des intrusions mineures un peu curieuses, chasser les bugs du système central et perfectionner son antivirus.
En bref, elle s’ennuyait à mourir.
C’est sans doute la raison pour laquelle elle se trouvait à plat ventre sous sa console, les mains sur les oreilles, à attendre que les feux d’artifice qu’elle avait plantés au milieu de la pièce explosent, lorsque la porte automatique s’ouvrit sur Eliott Hedger.
Lequel eut le poil légèrement roussi par l’explosion.
Une fois que les crépitements s’apaisèrent, Pav’ se redressa en prenant garde à ne pas se cogner au tableau de bord, essayant de distinguer la silhouette du jeune homme derrière l’écran de fumée multicolore qui dansait au milieu de la pièce.
« Putain Pavlína ! »
Est-ce qu’elle avait entendu un éclat de rire, si bref qu’il aurait pu passer pour une toux importune ? Sûrement pas, mais Pav’ avait appris à ne plus s’étonner des revirements de son employeur de toute façon. De toute façon, Eliott tirait perpétuellement la gueule. A croire que tous les malheurs du monde pesaient sur sa frêle carcasse. Pavlína avait très régulièrement l’envie de lui coller des coups de pieds dans le train pour le réveiller un peu ; sans doute leur faible différence d’âge n’était-elle pas pour rien dans cet excès de familiarité à l’égard de son employeur.
S’il n’était pas content, il n’avait qu’à vieillir un peu.
La tchèque sortit de sa cachette et s’enfonça dans son fauteuil, collant ses jambes aux longues chaussettes multicolores et boots à clous sur la console et tirant sur ses longues mèches noires d’un air provocateur.
L’ennui n’était pas non plus pour rien dans ses variations vestimentaires pour le moins perturbantes.
« Quoi. Je m’ennuie, moi, môssieur. Si t’as pas de taff palpitant à me proposer, tu peux pas te plaindre que je fasse sauter tes installations. »
Mauvaise foi grossière de la part de quelqu’un qui avait refusé tout autre boulot que celui de traqueuse de virus parce que le reste ne l’intéressait pas.
Le jeune homme lui jeta un regard noir et s’approcha en tirant sur sa cigarette. Pavlína l’observa attentivement, puis estimant sans doute qu’il mettait trop de temps à arriver, s’empara d’une paire d’énormes fausses lunettes en plastique rose et en forme de soleils, qu’elle chaussa sur son nez.
Quelque chose qu’elle n’aurait jamais fait jadis, mais l’inactivité provoque de curieuses lubies.
Tout en cherchant une bonne vanne à servir au jeune homme, Pav’ le regarda par en-dessous.
Ce garçon qui faisait trembler son monde presque inconsciemment.
Et dont elle se moquait éperdument, à vrai dire. Eliott n’avait pas grand-chose de particulier, à ses yeux.
Elle n’était pas de ces gens qui voudraient le connaître, admirer la souffrance qui se cachait sous le masque, comprendre chacun de ses mouvements retors. Elle voyait cette perversité qui se cachait sous le grand frère prévenant ; elle attendait le moment où il ferait sauter le monde.
Elle ne voyait là qu’un enfant gâté insatisfait.
Un gosse qui ne savait pas où mettre les pieds. Qui voulait mettre à genoux le monde qui l’avait déçu, balloté de toutes parts. Méprisant. Seul.
Comme tellement de gens aigris sur terre. Mais celui-là en avait le pouvoir.
C’est de cette engeance misérable dont sont faits les plus grands dictateurs, après tout.
Mais Pav’ ne l’adorait pas, elle ne le détestait pas, elle ne le méprisait pas. Elle se moquait de ses états d’âme comme de sa première console de jeu. Elle ne voyait en lui que cette personne qui détenait les clés du monde numérique et auquel elle n’avait su faire barrage qu’une fois dans sa vie. Un informaticien de talent auquel elle voulait se mesurer. Un jeune homme qu’elle aurait bien voulu secouer un peu, mais qui lui donnait malgré tout une réplique satisfaisante. Un employeur qu’elle prenait un malin plaisir à taquiner, parce qu’elle avait la chance de détenir une chose qui lui manquait entre les mains.
C’est qu’Eliott n’avait jamais réussi à lui soutirer les clés de son antivirus. Que sans elle, il savait que tout le système de défense d’Hedger Impact s’écroulerait comme un château de cartes. Sur ce coup, elle l’avait bien eu.
C’était d’ailleurs la seconde et dernière fois, avec le coup de l’assaut contre son antivirus où elle l’avait repoussé.
Une de ses premières tâches en arrivant au siège de la compagnie avait d’ailleurs été de dégager des lieux le virus qu’elle lui avait envoyé dans la tronche et dont il restait quelques parcelles dans son système.
Et on pouvait dire qu’elle n’était pas peu fière d’elle. Au point de provoquer, oui.
Parce qu’elle ne le craignait pas. On pouvait même dire qu’elle l’aimait bien.
« Dégage tes pompes de là. T’as quoi aujourd’hui ? »
Après tout, c’était lui qui lui avait offert la chance de travailler ici. A Hedger Impact, où elle avait découvert un univers robotisé plus rutilant encore que dans ses rêves éveillés, des appareils complètement fous qui valaient des milliards, de multiples univers virtuels à portée de main. Elle avait eu le sentiment de débarquer dans un autre monde. Pour employer une comparaison commune, d’être Alice tombée au Pays des Merveilles. Et ça, c’était à lui qu’elle le devait. Pour avoir été la chercher elle, autodidacte sans qualification perdue dans les confins de l’Europe, plutôt qu’un informaticien surqualifié venu tout droit du Japon ou des USA. Pav’ avait beau être consciente que la manœuvre avait sans doute pour but d’éviter l’espionnage industriel, elle appréciait le geste.
Profitant de ce que le jeune homme se trouvait désormais appuyé à la console, la tchèque tendit la main et lui vola sa cigarette des lèvres pour en tirer une bouffée.
Et puis, il était marrant à ses heures perdues.
« Relaax Elly ; rien de nouveau depuis une semaine. Quand je te dis que je m’emmerde à mourir. »
Elle agita la cigarette en direction du tas d’objets divers et variés qu’elle avait ramenés pour passer le temps, et souffla la fumée de côté avec un sourire malicieux.
« Tu veux pas faire une partie avec moi tant que t’es là ? Ah nooon, j’oubliais. Les grands devoirs de PDG, tout ça. Le commun des mortels est un peu trop bas pour toi. »
Ça se voyait sur son visage, qu’elle n’en pensait pas un mot. Mais elle aimait cette absence d’ambiguïté. Pas de charme entre eux, pas vraiment de respect non plus, juste une utilité mutuelle qui pouvait à tout moment passer dans le domaine de la rivalité ou de la complicité. Un jeu permanent.
L’avantage, c’était qu’elle ne le faisait pas chier avec les mêmes grandes histoires que la plupart des gens de son entourage (elle préférait râler pendant des semaines sur le manque de moyens ou le chauffage défaillante) et que lui ne l’empêchait pas de faire ce qu’elle voulait.
Pavlína lui rendit sa clope et retira ses lunettes pour les lui tendre en même temps.
« Jeeez, tu devrais bronzer un peu. Parle-moi de ton nouveau projet, là. Je verrai ce que je peux faire pour toi. »
Londres, Angleterre ▬ 2024Le sucre émit un craquement sous ses molaires bien entrainées. Pavlína sentit l’acidité du liquide au centre de la sucette s’écouler sur sa langue avec satisfaction, tandis qu’elle plongeait quasiment entière dans un des nombreux boîtiers de commande éparpillés dans la compagnie.
Oui, elle faisait de la maintenance aussi, lorsqu’elle était désœuvrée. Un nouveau craquement plus sonore annonça le décès officiel de la friandise entre ses dents.
Du sucre pour stimuler son cerveau, qu’elle disait. Allez savoir où elle avait pêché cette idée.
Peut-être chez Euphory, le benjamin Hedger, quoique ce dernier ne se montrât que rarement et uniquement pour lui faire des remarques acides. Notamment que consommer autant de sucre allait lui faire pourrir les dents, ou quelque chose comme ça ; Euphory ne semblait pas la porter dans son cœur et en un sens, Pavlína le lui rendait bien. Cela dit, ce n’était pas comme si elle avait souvent affaire à lui non plus.
Pareil pour ses deux sœurs, auxquelles Pav’ n’avait absolument jamais affaire. Il n’y avait guère qu’Eliott qui daignait descendre de sa montagne pour venir visiter le système de sécurité en sous-sol, parce que ça l’énervait profondément de ne pas maîtriser cette petite cellule de son entreprise. Tant pis pour lui, en un sens. Il n’avait qu’à jouer plus finement.
Tout ça n’inquiétait pas Pavlína. Elle se sentait à l’écart des conflits d’intérêts et des jalousies qui fusaient de toutes parts. C’était une histoire de famille dont elle ne se mêlait pas ; elle n’était qu’un acteur de second rôle et entendait le rester.
Quant à Eliott Hedger, elle ne le craignait pas. On pouvait même dire qu’elle l’aimait bien. Elle ne pensait pas qu’il la détestât ; mais elle aurait dû s’attendre à une riposte.
Amour-propre égratigné n’engendre rien de bon, après tout.
Pav’ honey love,
Je suis désolée d’avoir mis autant de temps à t’écrire. Les lettres ne voyagent pas vite à notre époque, en plus, j’imagine que tu mettras un moment à recevoir celle-là et que beaucoup de choses seront arrivées entre-temps. Tant pis, je t’en écrirai d’autres ; je dois être la seule au monde à le faire encore, de toute façon, mon courrier trouvera bien un moyen d’arriver !
Je voulais m’excuser d’avoir été si distante avec toi l’année qui a précédé ton départ. Toi et moi, on sait bien pourquoi ; mais je crois que sur le moment je n’étais pas prête à te le pardonner. Cela peut paraître hypocrite de dire ça aujourd’hui, mais maintenant tout va bien.
Andrej me fait te dire qu’il ne t’en veut plus. Je l’ai forcé à arrêter de fumer, tu sais ? Toi aussi tu devrais y penser. Je ne sais pas ce que je ferais si l’un de vous venait à me quitter pour toujours. C’est dur sans toi par ici, tu sais ? Tu me manques tellement que je n’ai pas de mots pour l’exprimer.
J’aimerais bien te dire « Reviens, reviens vite ! » mais je pense que tu es plus heureuse là-bas. C’est le monde où tu devais vivre, après tout. Essaie quand même de revenir de temps en temps, s’il te plaît. On pourrait même partir en vacances ensemble, qui sait ?
Ici tout va bien, sinon. La confiserie a fermé il y a trois mois, la femme de M. Novak est morte d’un cancer du sein, et il est parti pour on ne sait où. C’est un peu triste.
Donne-moi de tes nouvelles ! Mes parents m’ont dit que tu avais l’air d’aller bien. Est-ce que tu t’amuses ? Est-ce que tu as rencontré quelqu’un ?
Moi je suis heureuse. Il ne manque que toi à ma vie. Écris-moi vite, appelle-moi, parle-moi ! Et si tu veux toujours que nous soyons amies, n’oublie pas tout ce que tu m’as promis ! (eh oui je n’ai pas oublié… venir à mon mariage, parrainer mon fils, toutes ces choses qui te font tant rigoler.) Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? Je peux t’assurer que tu n’avais pas bu ce jour-là : tu vas devoir tenir parole !
Avec toute ma tendresse, et plus encore,
Je saluerai Karluv pour toi,
Ruth Holm.