Run for your life

Ambre referma précipitamment les lourdes portes de la bibliothèque avec un claquement un peu trop sonore à son goût. Elle se mordit la joue et tendit l’oreille, sans percevoir le moindre bruit de pas ou éclat de voix qui indiquerait que quelqu’un l’avait entendue. Bien sûr, le manoir était bien trop grand pour qu’elle puisse entendre un occupant qui se trouverait à l’autre extrémité, mais la réciproque était vraie. Elle ne pouvait que prier pour que les hypothétiques habitants n’aient pas l’ouïe trop fine. Se faire repérer pour une porte claquée alors qu’elle touchait enfin au but serait tout simplement rageant. Surtout que le chemin pour arriver jusqu’ici n’avait pas été une promenade de santé.

Physiquement parlant, ça aurait pu l’être, à vrai dire. Contrairement à ce qu’elle avait pu entendre au gré des fabulations des habitants de Crimson District, le manoir ne semblait pas renfermer le moindre monstre réellement offensif. Elle n’avait pas eu de démêlés avec des vampires, pas plus que de confrontations avec des morts-vivants. Pourtant, Ambre avait eu les nerfs à vif durant toute la traversée du manoir –qu’elle avait effectuée, soit dit en passant; sur la pointe des pieds et en rasant les murs, soucieuse de ne pas se faire remarquer.
Ce bâtiment dégageait une aura incroyablement oppressante. Il y faisait sombre, plus froid qu’à l’extérieur, et le silence quasi-omniprésent était parfaitement glauque. Et puis il y avait eu ces petits bruissements, ces grincements sinistres, ces mouvements furtifs à a périphérie de son champs de vision, cette impression d’être observée, et même parfois de frôler quelque chose...

Une des rumeurs les plus populaires prétendait que la vieille bâtisse était remplie de spectres. Peut-être celle-ci était-elle fondée, auquel cas une bande de fantôme s’étaient joyeusement payé la tête de la rouquine tout au long du chemin.
On disait aussi que c’était la planque de quelques drogués quasiment réduits à l’état de loques, qui profitaient de la mauvaise réputation du bâtiment pour venir s’injecter leur dose au calme. Peut-être était-ce leurs silhouettes décharnées qu’elle avait entraperçues.
Il se pouvait enfin que tout ce cirque ne soit que le fruit de sa nervosité et son imagination débordante conjuguées. C’était une option tout à fait réaliste, à vrai dire, quoique pas très glorieuse.

Quoi qu’il en soit, Ambre en avait encore les joues rouges et les jambes un peu tremblantes en arrivant dans la bibliothèque. Mais la vue qui s’offrit à elle lui fit quasi-instantanément oublier sa peur.
Des rayonnages de livres s’étendaient à perte de vue. Les étagères en bois somptueusement gravé de motifs gothiques faisaient au moins trois fois sa taille, et elles avaient quelque chose de majestueux qui imposait le respect. C’était sans aucun doute une des plus belles bibliothèques qui lui ait été donné de voir. Et Ambre ne doutait pas qu’elle renfermait des ouvrages passionnants et des informations capitales. Restait à les trouver. Et à espérer que les bouquins en question ne se trouvent pas trop haut, parce qu’elle n’avait pas encore vu d’échelle.

Ambre déambula dans les allées au gré de ses envies. Parfois, elle s’arrêtait pour empoigner des ouvrages et les feuilleter rapidement. Il y en avait de toutes les époques, sur tous les sujets, en revanche, la manière dont ils étaient classés lui échappait. Peut-être qu’ils ne l’étaient pas, tout simplement.
Au détour d’une étagère, son regard tomba sur un livre assez épais, à la tranche sobrement imprimée du titre : « Euphemia et ses habitants ». Ambre esquissa un sourire ravi. Malgré son apparente discrétion, l’ouvrage avait l’air prometteur.

Il était situé assez haut, et elle dut se mettre sur la pointe des pieds et tendre le bras au maximum pour réussir à tirer l’ouvrage vers elle, mais parvint finalement à le faire tomber dans ses bras.
Malheureusement, sa joie fut de très courte durée. Car à ce moment précis, un léger grincement du parquet l’informa que quelqu’un venait de s’aventurer dans l’allée où elle se trouvait. Probablement à moins de cinq mètres, si on en jugeait par l’ombre pâlotte qui était apparue sur l’étagère face à laquelle elle se tenait.
Ambre sentit ses mains se crisper sur le livre, qu’elle serra machinalement contre sa poitrine. Elle se força à effacer de son visage toute trace de panique, pour mieux y visser son sourire le plus ingénu. Puis elle se retourna sans hâte. Après tout, il n’y avait écrit nulle part que visiter la bibliothèque était interdit. Et il n’était pas si évident que ça qu’elle allait piquer ce bouquin, si ?

△ Run for Your Life !

Alekseï devait être l’une des rares personnes à pouvoir affirmer sans mentir ne pas avoir peur du manoir hanté. Il en avait tellement arpenté les couloirs qu’il connaissait ses moindres secrets. Il retrouvait même dans l’architecture du lieu des ressemblances avec le manoir Hedger. Il se gardait bien de le mentionner à Father, mais il y avait une évidente familiarité dans le style anglais de la demeure. Le hall d’entrée avec ses vitraux lui rappelait quant à lui l’église anglicane du quartier. Autant dire qu’Alekseï n’était pas dépaysé malgré l’aspect lugubre du lieu.

L’ambiance sinistre avait au moins l’avantage de garantir la tranquillité des appartements de Father. Alekseï doutait même que quiconque à part lui ait jamais trouvé l’entrée de la chambre du Game Master, au plus profond du manoir. L’air y était si oppressant, on avait même l’impression de voir les couloirs se resserrer sur vous. Pas des plus accueillants. Comme l’humeur de Father. Alekseï ne savait pas si c’était l’endroit qui déteignait sur lui ou vice versa. Sa tentative journalière de le tirer hors de ses appartements avait été un échec. Il avait au moins réussi à le faire manger un peu entre deux cigarettes avant de l’abandonner à ses occupations de Game Master avec une tape sur l’épaule.

Alekseï connaissait les différents bruits du manoir hanté : les volets qui grincent et qui battent contre les murs, les lustres en cristal qui chantent avec le vent, les portes qui claquent.

Le bruit sourd qui fit trembler les murs n’était pas un son habituel de la maison et fit stopper net le jeune homme. Il n’était pas seul. Il finit par reconnaitre le bruit des portes de la bibliothèque. Mille idées lui traversèrent la tête, il hésita un instant avant de rebrousser chemin pour prendre la direction de celle-ci par un passage dérobé. Arrivé devant un renfoncement laissant place à la statue d’une Muse quelconque (qu’il aurait juré voir cligner des yeux), il la contourna pour trouver une poignée cachée dans la boiserie. Il fit coulisser la paroi pour laisser apparaitre un escalier qu’il savait déboucher au fond de la bibliothèque, derrière une statue homonyme.

L’immense salle et ses milliers d’ouvrages le laissaient toujours pantois, bien qu’il ait une sainte horreur des livres. Il avait eu tellement de mal à apprendre à lire à dix ans. Les souvenirs des heures passées à essayer de déchiffrer les mots pour leur donner un sens revenait le hanter à chaque fois qu’il en tenait un dans ses mains, toujours ébahit d’arriver à accomplir sans problème ce qui avait semblé être une épreuve insurmontable lors de son enfance. Il se souvenait des railleries et du sentiment d’être un incapable, un idiot fini. C’était derrière lui tout ça, mais il éprouvait toujours un profond dégoût à la vue des grandes œuvres de littérature qui lui avaient données tant de mal.

Mais il y avait dans cette bibliothèque des livres différents. Alekseï avait bien des difficultés à comprendre pourquoi Father laissait à disposition de n’importe qui de telles informations. Il ne devait surement rien avoir de très dangereux pour eux, Father n’était pas si bête, mais Alekseï préférait vérifier les intentions de l’intrus.

Il se mit en chasse, remontant les allées vers la grande porte d’entrée, l’intrus n’avait pas dû avoir le temps d’aller bien loin.

Il finit par la trouver, la jeune demoiselle pas si maligne que ça pour oser s’aventurer dans la demeure de Father. Elle n’avait pas l’air bien imposante : facile à maitriser. Elle lui tournait le dos et Alekseï eut envie de la surprendre.

Une planche craqua sous son poids et son effet de surprise partit en fumée mais la tension qu’il vit apparaitre dans les épaules de la rouquine le consola un peu.

« On cherche de la lecture ? Les romans à l’eau de rose, c’est plus loin. »

Il jaugea la jeune femme de haut en bas, s’attardant sur son sourire plus que déplacé. Il ne lui adressa en retour qu’un regard froid et un visage inexpressif. Définitivement trop maître d’elle. Il éprouvait comme un sentiment de jalousie, comme s’il était le seul à avoir le droit de déambuler dans le manoir sans peur. Il voulait la voir pleurer, la glacer d’effroi et il planta ses yeux dans les siens instinctivement.

Il lui arracha son livre des mains, parcourant rapidement le titre.

« Euphemia et ses habitants. Choix intéressant. »

S’il le trouvait vraiment intéressant, sa voix monotone ne laissait rien paraitre. Un souffle de vent traversa la pièce, secouant les rideaux recouvrant les hautes fenêtres et faisant danser des ombres inquiétantes sur les murs. La brise raisonna comme un soupir sinistre.

« Vous cherchiez quelque chose de particulier ? Je suis le bibliothécaire. En quelque sorte… »

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Le sourire d’Ambre tremblota imperceptiblement. Elle avait beau savoir que c’était de l’ironie gratuite, l’entrée en matière du nouveau venu la vexa terriblement. L’idée que quelqu’un -même un parfait inconnu- puisse la considérer à première vue comme assez cruche pour lire des romans à l’eau de rose lui était insupportable.
Ambre s’efforça de ravaler sa colère, tout en considérant le jeune homme.
Sa première réflexion fût qu’il avait de très beaux cheveux (Ambre était ridiculement sensible à ce genre de détail).
La deuxième fût qu’il paraissait incroyablement à sa place dans ce manoir lugubre ; sûrement y habitait-il.
La troisième fût qu’il possédait un don qui n’augurait rien de bon quant à sa personnalité.
Comme s’il l’avait entendue, le blond plongea son regard dans le sien. Ambre baissa précipitamment les yeux, avant de même de savoir s’il l’avait fait dans le but d’utiliser son pouvoir sur elle ou pas. Elle s’en voulut : elle ne voulait pas qu’il pense qu’elle avait peur de lui ou qu’elle était intimidée car ce n’était pas le cas. Il y aurait pourtant eu de quoi. Il avait beau ne manifester aucune émotion, son hostilité était palpable. Mais Ambre provoquait tellement souvent ce genre de réaction (les gens appréciaient généralement peu qu’elle vienne fouiner dans leurs petites affaires) qu’elle ne s’émouvait plus pour si peu.

Il lui prit le l’ouvrage des mains si soudainement qu’elle eut un mouvement de recul. Son sourire factice s’évanouit, et elle ne fit pas l’effort d’en afficher un nouveau ; il n’était sûrement pas dupe de toute façon.

« Euphemia et ses habitants. Choix intéressant. »

Ambre ne réagit pas. Elle était extrêmement contrariée de s’être laissé enlever le livre si facilement, alors qu’elle envisageait déjà de partir en courant avec. Le blond faisant facilement vingt centimètres de plus qu’elle, elle voyait mal comment elle pourrait le lui reprendre désormais.

« Vous cherchiez quelque chose de particulier ? Je suis le bibliothécaire. En quelque sorte… »

La rouquine réprima un rictus sceptique. Un bibliothécaire digne de ce nom ne traitait pas un livre avec la désinvolture dont il avait fait preuve. Il se moquait d’elle, de toute évidence. Elle se demanda si elle devait surenchérir dans les absurdités et prétendre qu’elle était la femme de ménage. Seulement, ce n’était certainement pas le meilleur moyen de récupérer son livre –à supposer qu’il y en eut un. Elle préféra faire semblant de jouer le jeu.

« Tu es certainement le bibliothécaire le plus désagréable que j’aie jamais rencontré. »

Le ton était badin, presque amical, comme si elle venait de lui retourner une politesse. Quant au tutoiement, il lui venait naturellement dès lors qu’elle s’adressait à quelqu’un qu'elle supposait avoir à peu près son âge, mais elle était particulièrement ravie de s’être permis cette familiarité quand lui l’avait vouvoyée.

« Je ne cherchais rien d’autre que ce livre. J’ai l’intention de l’emprunter. »

En revanche, elle n’avait nullement l’intention de le rendre un jour, mais elle jugea inutile de le préciser.

« D’ailleurs, je suis capable de le porter moi-même, tu sais. »

Soucieuse de ménager son effet, elle prit le risque de le regarder dans les yeux et tendit la main avec aplomb pour qu’il lui remette l’ouvrage.

△ Run for Your Life !

S’il y avait bien quelque chose qu’Euphemia avait apporté à Alekseï, c’était le respect. Et il y avait très vite pris goût : aux regards apeurés des gosses de Dream Land, aux saluts polis des magouilleurs de Crimson District, et aux airs revanchards des détracteurs de Father. Parce que la volonté de Father était la sienne et qu’il ne suffisait pas de grand-chose pour que cela soit l’inverse. Alekseï était en haut de l’échelle. Et il aimait ça.

Alors qu’une gamine se permette de l’insulter…Alekseï l’avait mauvaise. Il allait la remettre à sa place : celle d’une intruse, d’une fouineuse, d’une idiote pour s’en prendre à lui comme ça. Elle ne savait manifestement pas à qui elle avait affaire et il allait lui faire s’en mordre les doigts.

Quand elle eut l’audace de le regarder dans les yeux, il n’hésita pas longtemps avant d’activer son pouvoir pour lui faire ressentir le grand froid des pleines de Sibérie. Il attendait avec hâte de voir ses lèvres tourner aux bleues.

Toujours en maintenant son pouvoir, il lui répondit d’une voix doucereuse mais dans laquelle on reconnaissait sans mal l’agacement :

« Le bibliothécaire s’adapte à sa clientèle. Pour ce qui est des livres, ils sont à consulter sur place. Vous ressortez les mains vides… »

Il s’approcha d’elle d’un pas lent, les yeux toujours dans les siens, faisant tourner le livre dans ses mains négligemment. Il passa ses doigts sur le bord des pages et une couche de givre vint le recouvrir. Il avait bien moins de mal à glacer les objets que les personnes et il fit en sorte que le gel soit assez épais pour en empêcher l’ouverture avant qu’il n’ait totalement fondu ou avec l’aide d’un pic à glace. Il laissa nonchalamment tomber l’ouvrage aux pieds de la jeune fille, grelottante, toujours les yeux dans les yeux. Il approcha son visage près du sien, si près qu’il devait presque loucher pour continuer à la regarder, avant de reprendre :

« …Ou pas du tout. »

Il relâcha son emprise sur elle, cela n’avait duré qu’une trentaine de secondes mais Alekseï se sentait tout de même essoufflé, comme après un bon sprint, et ses oreilles se mirent à siffler. Il n’en laissa rien paraitre. Il continuait de toiser de toute sa hauteur la rouquine, refusant de reculer. Il sortit son paquet de cigarette de sa poche sans la quitter des yeux et en alluma une, tirant une bonne latte avant de se pencher pour se mettre à sa hauteur. Elle était plutôt jolie et elle avait du cran, Alekseï devait bien l’admettre. Mais c’était tout ce qu’elle avait pour elle. Leurs nez se touchaient presque et il espérait affoler la jeune fille par cette proximité plus qu’intime. Il aurait pu l’embrasser, mais il préféra lui souffler sa fumée au visage.

« Des réclamations ? »

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Ce fût d’abord imperceptible, un frisson si léger qu’il aurait tout aussi bien pu être le fruit de la fébrilité que son audace lui procurait. Lorsque Ambre réalisa enfin que le don du jeune homme était à l’œuvre, le froid l’engourdissait déjà. Elle songea à détourner le regard mais s’en trouva incapable. C’était comme si le gel avait enserré son cerveau, rendant le cheminement de ses pensées aussi lent que pénible. Elle le vit articuler des mots que son esprit eut le plus grand mal à lui restituer. Il faisait de plus en plus froid, peut-être parce qu’il s’était dangereusement rapproché d’elle. Ambre entendit le bruit sourd d’un objet tombé au sol sans bien comprendre de quoi il s’agissait. Il faut dire que son esprit cartésien s’était bloqué sur ce qu’il considérait comme une aberration : pourquoi son souffle ne produisait-il pas encore de vapeur d’eau alors qu’elle était de toute évidence soumise à des températures polaires ?

Le charme se rompit brutalement. Ambre prit conscience de l’air tiède sur sa peau glacée, des tremblements qui l’agitaient et de la proximité dérangeante du jeune homme. Encore sonnée, son premier réflexe fût de baisser les yeux. Elle n’était pas prête à subir à nouveau le regard glaçant du prétendu bibliothécaire. Ce faisant, elle remarqua son livre, sur le sol, scellé par une épaisse couche de glace et fût tentée de se baisser pour le ramasser, mais la sensation du regard du blond sur son visage l’en dissuada.

Et sans signes avant-coureurs, Ambre sentit une colère brûlante envahir son corps frigorifié. Plus que jamais, elle maudit son don ridiculement inoffensif. A ce moment, elle aurait voulu posséder le contrôle du feu, quoi de plus approprié contre ce bellâtre glacial ? Elle s’imagina avec une joie féroce en train d’enflammer ses jolies mèches blondes qui lui chatouillaient le visage tellement il était proche désormais. Si elle avait pu brûler ses lèvres en inclinant à peine plus son visage vers lui, elle l’aurait fait sans arrière-pensées. Au lieu de ça, elle s’enfonçait dans son humiliation, rageant d’être incapable de maîtriser les battements erratiques de son cœur. Elle avait instinctivement retenu son souffle et le relâcha prudemment, avant de se forcer à prendre une grande inspiration. La fumée de la cigarette lui irrita la gorge au passage, mais ses idées s’éclaircirent. Ambre serra les dents. Elle n’avait certainement pas dit son dernier mot.

La fumée qu’il lui avait recrachée au visage aidant, des larmes perlèrent au coin de ses yeux. En réponse à la question du blond, Ambre secoua doucement la tête.

« J’ai compris… »

Elle recula, quelques centimètres à peine avant que son chignon ne rencontre le bois de l’étagère derrière elle, juste assez pour rompre l’intimité dérangeante qui s’était installée entre eux. Le visage baissé, elle termina dans un souffle :

« … que je vais devoir me passer de ta permission. »

Et elle se projeta brutalement vers l’avant, assénant un coup de boule monumental au jeune homme.

Le choc fût probablement aussi douloureux pour elle que pour lui, mais Ambre s’y était préparée, et escomptait surtout que l‘effet de surprise joue en sa faveur. Elle se jeta sur le livre tombé à terre, l’attrapa des deux mains et s’enfuit sans prendre la peine de s’informer de l’effet que son attaque impromptue avait eue sur le blond. Elle avait envisagé de l’assommer au passage à l’aide du bouquin, mais s’était finalement abstenue par respect pour ledit ouvrage.

Une bouffée d’adrénaline se répandit dans ses veines, chassant les dernières traces d’engourdissement. Ambre était rapide, mais les allées étroites l’empêchaient d’aller aussi vite qu’elle l’aurait voulu. Et, détail fâcheux, elle n’était pas certaine du tout de se diriger vers la sortie. Lors de son arrivée dans la bibliothèque, elle avait déambulé au hasard, trop obnubilée par le contenu des étagères pour prendre garde aux directions qu’elle empruntait. Tant pis. Ce qui importait pour le moment était de mettre le plus de distance possible entre elle et le blond.
Elle aperçut une fenêtre au bout d’une allée ridiculement longue et se rua dans sa direction. A défaut de porte, cela constituait toujours une sortie potentielle.

Spoiler:

△ Run for Your Life !

« Oh la sale pu… »

Alekseï resta prostré quelques secondes, se tenant le front. Une douleur lancinante habitait maintenant ses tempes et il vit le sol tanguer un instant. Il se releva tant bien que mal, toujours une main sur la zone d’impacte, juste à temps pour voir son assaillante disparaitre au bout de l’allée. Dans un cri de rage, il se lança à sa poursuite.

Elle ne savait pas se battre, sinon elle aurait visé son nez : Alekseï était certain d’avoir l’avantage sur elle au corps à corps. Il allait lui faire payer cher, lui arracher les cheveux par poignée.

Elle courait vite, mais Alekseï avait de plus grandes jambes et une bonne endurance. Elle avait d’abord commencé par se diriger vers la sortie avant de bifurquer. Alekseï ne connaissait pas toutes les allées de la bibliothèque mais il savait qu’à chaque bout, on y trouvait une fenêtre donnant sur la façade arrière de la bâtisse. Il n’avait jamais tenté de les ouvrir, il y avait bien assez de courant d’air dans ce manoir. La bibliothèque n’était qu’au premier étage, il approximait donc une chute d’un peu plus de quatre mètres, le rez-de-chaussée ayant une bonne hauteur sous plafond. De quoi se casser une cheville. S’il arrivait à la pousser à sauter, il pourrait facilement mettre fin à cette course-poursuite.

« Je vais te faire la peau ! T’as intérêt à courir. »

L’allée était droite. Alekseï se savait bon sprinteur mais il s’essoufflerait vite, elle était trop loin devant pour qu’il puisse la rattraper avant qu’elle n’atteigne la fenêtre. Il accéléra tout de même le pas, pour obliger la jeune fille à faire de même. Pour qu’elle sente le piège lentement se refermer. C’était toujours sous la pression qu’on avait les idées les plus folles. Et s’il lui venait l’envie de se retourner pour tenter sa chance au poing, Alekseï avait bien peu de scrupules à frapper une fille.

Il avait réduit la distance entre eux deux à une dizaine de mètres lorsqu’elle atteint la fenêtre. Juste assez de temps pour qu’elle l’ouvre et qu’elle saute. Alekseï eut presque envie de rire mais il était trop essoufflé pour ça. Elle était prise au piège.

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Ambre s’échina pendant deux précieuses secondes sur la poignée rouillée de la fenêtre avant que celle-ci ne daigne se dégripper. Elle imprima une poussa violente sur les vitres, et exulta presque lorsqu’une bourrasque de vent lui souffla au visage, emmêlant les mèches folles échappées de son chignon. Elle se pencha un peu, prête à enjamber le rebord.

« Oh merde ! »

Sa déconvenue fût à la hauteur de ses espérances. Elle en aurait pleuré : au moins quatre mètres et d’épais buissons épineux la séparaient du sol. Et bêtement, elle s’était persuadée qu’elle était toujours au rez-de-chaussée, juste parce qu’elle ne se souvenait pas d’avoir grimpé un quelconque escalier durant son infiltration dans le manoir. Mais en y repensant, c’est vrai qu’elle avait gravi quelques marches par-ci, quelques marches par-là…

Elle envisagea à peine de sauter, probablement parce qu’au fond, elle savait parfaitement qu’elle n’avait ni le cran, ni l’agilité nécessaire pour. Son orgueil déjà suffisamment écorché comme ça s’empressa de lui trouver mille et une raisons valables pour justifier sa décision hâtive : elle risquait de se blesser sérieusement si elle se réceptionnait mal, il lui serait de toute façon difficile de s’échapper en progressant dans l’amas de ronces qui bordaient ce côté du manoir à perte de vue, d’autant qu’elle constituerait une cible facile pour son poursuivant qui pourrait la bombarder de divers projectiles du haut de sa fenêtre, et puis elle n’allait pas se jeter dans le vide juste parce qu’un blondinet lui courait après en braillant des menaces dépourvues d’originalité, merde à la fin !
Mais en vérité, elle était tout bonnement incapable de sauter, pas dans les cinq secondes qui lui restaient avant que le blond ne la rattrape, pas quand le sol lui paraissait aussi terriblement lointain et que la simple pensée de son corps tombant comme une pierre à sa rencontre lui retournait l’estomac.

Le poids du livre dans ses mains lui sembla brusquement insupportable : ce bouquin valait-il vraiment le pétrin dans lequel elle s’était fourrée pour l’obtenir ?
Pourtant, elle n’envisagea pas une seconde d’y renoncer ; ce serait comme capituler, et Ambre était bien trop fière pour ça. Dans un accès de rage mêlé à un soupçon de désespoir, elle visa un buisson à une dizaine de mètres de là (dont la forme lui évoquait vaguement un pendu, mais peut-être étaient-ce juste les promesses de mort de son poursuivant qui jouaient de façon morbide sur son imagination) et y balança le livre. Le voir disparaître dans les ronces lui procura une pincée de satisfaction : elle n’aurait peut-être pas ce livre, mais le blondinet non plus. Maigre consolation, mais elle se raccrochait à ce qu’elle pouvait. Et la partie la plus optimiste de son esprit lui soufflait que, dans l’hypothèse où elle ne ressortirait pas trop amochée de ce manoir, elle aurait toujours la possibilité d’aller le récupérer plus tard, ce foutu bouquin.

Elle se retourna juste à temps pour voir le blond arriver sur elle. En constatant qu’il était à peu près aussi essoufflé que furieux, elle ne pût retenir un sourire narquois, pourtant quelque peu déplacé au vu de la situation. Elle se redressa et serra les poings, prête à vendre chèrement sa peau. Puis se ravisa au dernier moment et préféra présenter ses paumes au blondinet, avant de lui asséner, le regard brillant de l’insolence de ceux qui n’ont plus grand-chose à perdre :

« Mains vides ! C’est pas ce que tu voulais ? »

Spoiler:

△ Run for Your Life !

Alekseï regarda avec stupéfaction le livre tomber par la fenêtre. Il ne s’attendait pas à ça. Malgré sa peur, elle continuait de le défier et, d’une certaine manière, il trouvait ça admirable. Cette fille était une battante, une qualité qu’il ne pouvait qu’apprécier. D’un autre côté, c’était lui qu’elle défiait, qu’elle avait méprisé. Il ne pouvait pas la laisser s’en tirer si facilement, nonobstant l’égard qu’il commençait à avoir pour elle.

Il laissa échapper un rire, peut-être un peu sinistre et se rapprocha d’elle, de sorte qu’ils se retrouvèrent bientôt dans une position qui devenait familière. Il prit soin de lui tenir la tête, une main dans ses cheveux, l’autre sur son menton : son front encore douloureux lui rappelait son erreur de tantôt. Il n’avait plus de fumée à lui cracher à la figure, ayant laissé tomber sa cigarette au début de leur course-poursuite. Quel gâchis…

« En effet. Il ne me reste plus qu’à te reconduire à la sortie. »

A peine eut-il fini d’articuler qu’il lui vola un baiser. Juste ses lèvres contre les siennes, un frôlement d’à peine une seconde, espérant la surprendre un peu. Et surtout, la faire reculer.

« Un baiser d’au revoir. »

Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, il lui fit un croche-pied pour la déséquilibrer et la poussa des deux mains violemment.

« Bon voyage. »

Il regarda son corps basculer, ses yeux fixés dans les siens, espérant capturer l’effroi sur son visage. Il ne connaissait pas son nom mais il savait qu’il n’oublierait pas son avatar de sitôt. Elles étaient rare les femmes à lui faire bonne impression.

Il se rapprocha du bord de la fenêtre pour la voir atterrir dans les ronces. Il s’avait qu’elle ne mourrait pas, personne ne mourrait sur Euphemia. Si elle était blessée dans sa chute, elle s’en remettrait bien assez vite. Alekseï espérait qu’elle se souviendrait longtemps de lui, comme il se souviendrait longtemps d’elle. Il agissait un peu comme un garçon de huit ans qui embête la fille qu’il apprécie pour lui montrer son affection, bien que la violence de ses gestes n’avait pas grand-chose d’enfantin.

Sans savoir si elle était encore consciente, il ajouta :

« Finalement, tu peux emprunter le livre. Il est à rapporter à la Bibliothèque dans un délai de quinze jours. Sinon, je viendrais le chercher moi-même. Je suis un bibliothécaire consciencieux. »

C’était peut-être sa façon de la remercier pour avoir bousculé son quotidien. Qu’elle fasse ce qu’elle veule de son bouquin, elle l’avait mérité. Il savait très bien qu’il ne mettrait pas ses menaces à exécution, il avait d’autres chats à fouetter, même s’il aurait apprécié la recroiser.

« Bonne fin de soirée et merci de votre visite. »

Il referma la fenêtre et s’en détourna après avoir réarrangé les rideaux. Un coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était en retard pour son bourrage de gueule hebdomadaire. Il fallait qu’il se dépèche.

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[Je te laisse conclure ! Désolé pour le retard.]

Il va me refaire le coup du congélateur, songea Ambre en le voyant se rapprocher dangereusement, et cette simple idée lui donna l’impression que la température avait déjà dégringolé de quelques degrés ; à moins que ce ne soit l’effet du vent glacé qui s’engouffrait par la fenêtre.
Pas idiote au point de faire deux fois la même erreur, elle fixa un point sur une étagère à sa droite, bien décidée à ne pas croiser le regard polaire du blond. Cela dit, elle ne put s’empêcher de lui jeter un coup d’œil incrédule en réponse à sa déclaration : il allait vraiment la laisser filer sous prétexte qu’elle avait balancé le bouquin par la fenêtre ?

La suite allait révéler que non, mais les évènements s’enchaînèrent un poil trop vite pour qu’elle ait le temps d’arriver à cette conclusion.
D’abord, il l’embrassa sans crier gare, ce qui était tellement inattendu qu’Ambre ne songea même pas à se mettre en colère.
De toute façon, elle n’en aurait pas eu l’occasion, puisqu’elle eut à peine le temps d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la bouche pour dire dieu sait quoi qu’il la poussa en arrière. L’expression de la rouquine passa en un quart de seconde de la perplexité à l’horreur lorsqu’elle réalisa qu’elle venait de basculer dans le vide. Le cri resta bloqué dans sa gorge et elle chuta en silence, les yeux grands ouverts, emportant comme dernière image le visage impassible du blond.

L’impact lui coupa le souffle. Des papillons devant les yeux, les oreilles sifflantes, cherchant désespérément à retrouver sa respiration, la douleur mit quelques secondes à arriver jusqu’à son cerveau.
Dans les minutes qui suivirent, Ambre regretta franchement de ne pas avoir perdu conscience. D’abord parce qu’elle avait affreusement mal à peu près partout, mais surtout au crâne -qui avait heurté une des branches les plus épaisses du massif par ailleurs épineux dans lequel elle avait atterri- et au bras droit –qu’elle avait mis en arrière par réflexe pour amortir la chute, et qui avait encaissé le choc en premier lieu.
Ensuite parce que cela lui aurait épargné le discours du blond. Okay, elle n’en avait pas compris grand-chose, trop occupée à serrer les dents et se mordre la joue (oui, les deux en même temps, et c’est plus difficile à faire que ça en a l’air) pour s’empêcher de pleurer de douleur, mais elle était persuadée qu’il se payait sa tronche du haut de son taudis, et ce souvenir lui donnerait, lorsqu’elle y repenserait par la suite, de féroces envies de meurtre.

Il referma la fenêtre et Ambre s’autorisa à se rouler en boule en alternant les gémissements et les chapelets de jurons. Elle était à peu près certaine de s’être fracturé l’avant-bras, ou le poignet, voire les deux, avec peut-être quelques doigts en prime.
Elle resta ainsi prostrée pendant un bon bout de temps, les idées assez peu claires, l’esprit partagé entre les élancements vifs dans son bras droits et des scénarios nébuleux de vengeance à l’encontre du blond. C’est en l’imaginant dans diverses situations plus désagréables les unes que les autres –attaché par ses soins sur un bûcher, ou suspendu par les cheveux en haut d’un gouffre dont le fond serait garni de jolis stalagmites bien pointus, par exemple- qu’elle trouva la force de se sortir du buisson.
Elle prit la peine d’aller récupérer le livre dans le massif dans lequel elle l’avait lancé, puis se traîna lamentablement jusqu’au tunnel pour rejoindre Hope Corporation.
Elle avait vaguement conscience que les gens lui lançaient des regards franchement perplexes lorsqu’ils la croisaient ; il faut dire que, outre ses cheveux ensanglantés et son bras un peu flasque, le plus frappant dans son apparence était les griffures superficielles qui recouvraient à peu près toutes les parties de son corps non couvertes par ses vêtements, eux-mêmes lacérés par les ronces.
Grosso modo, elle devait avoir l’air de quelqu’un qui se serait battu contre un chat enragé et aurait perdu.

Arrivée chez elle, Ambre s’affala sur son lit. Harassée mentalement et physiquement, elle avait tout de même la satisfaction d’avoir déterminé de quelle manière elle ferait payer au blond sa fourberie. Elle apprendrait par cœur ce foutu bouquin à l’origine de l’altercation, puis elle le retrouverait et, d’une manière ou d’une autre, lui ferait bouffer page par page, avec la couverture en en guise de dessert, le tout en lui récitant consciencieusement chaque paragraphe au fur et à mesure qu’il les ingurgiterait. Aucune chance qu’elle oublie. Il n’y couperait pas. Sur cette pensée vengeresse, elle s’endormit.

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