La nuit approchait et les lumières des lampadaires ou des fenêtres d’appartements suivaient le mouvement en commençant doucement à s’illuminer. C'était pas plus occupé (et encore moins préoccupé) que ça que Kai regardait le spectacle ainsi que les passants. Et ce comme à l’accoutumé depuis un perchoir, bien entendu.
Il avait le choix à Crimson. Les immeubles restaient une valeur sûre et, quand il était de bonne humeur, le garçon faisait même la grue au sommet des réverbères. M’enfin, rien de tout ça ce soir. Kai avait préféré la sobriété de l'enseigne du magasin de vêtement d’Apricot Tea. Peut-être (sans doute) la personne la plus fréquentable qu’il connaissait sur cette île. D’ailleurs, quand on parlait du loup, il reconnut l’ombre de la jeune femme sortir un instant puis s’empressa de sauter par-dessus bord. Après s’être habilement rattrapé sur ses genoux, Kai se releva comme si de rien n’était :

« Hey, salut Lou. »

Après qu’elle se soit remise de ses émotions, se rendant bien compte qu’elle n’avait pas affaire à un violeur psychopathe des cheminées, le canadien poursuivit :

« Va pas t’évanouir mais qu’est-ce que tu ferais si je te proposais de sortir avec moi ? »

Hop. Pourquoi tergiverser. Le hibou plante ses griffes de façon nette et précise pour rassasier sa curiosité.

Manteau beige sur les épaules et clefs en main, Lou éteignit les lumières petit à petit jusqu'à arriver devant la porte d'entrée. Elle aurait pu se plonger dans la pénombre tout de suite et revenir vers la porte après, comme une personne civilisée, mais elle n'était pas trop tranquille dans l'obscurité ; ça ne lui coûtait rien non plus de faire comme ça, donc c'était aussi bien.
Arrivée dans la rue, elle se tourna pour fermer avant d'opérer un demi-tour satisfait. Une bonne chose de faite. Ça méritait bien un bon bain et un bon livre, tout ç–

Horrifiée, elle n'attendit pas que la silhouette se soit relevée pour recuer aussi vite que le lui permirent ses jambes.

Un cri incohérent et beaucoup trop aigu fit trembler ses lèvres. La peur ne tarda pas à se charger du reste et en un quart de seconde, ce fut tout son corps qui jouait des castagnettes – pas la meilleure réaction pour survivre, mais on ne peut pas être au top tout les jours.
Miraculeusement restée à peu près stable sur ses deux jambes, la jeune femme serra les deux mains contre la poitrine. Ses clefs avaient dû tomber par terre, son cœur menaçait de les rejoindre et merde, merde, sérieusement ce – !
Petit. Crétin.

« Hey, salut Lou. »

Ben oui, salut –  et la famille, ça va ? Encore sous le choc, elle poussa un gémissement à mi-chemin entre le grognement excédé et le soupir soulagé. Y'avait pas idée. Ils allaient vraiment finir par la tuer, tous, à rentrer chez elle en hurlant ou à lui tomber dessus au milieu de tout.

« Va pas t’évanouir mais qu’est-ce que tu ferais si je te proposais de sortir avec moi ? »

Bizarrement, elle fut tentée de désobéir.
Sauf qu'elle ne contrôlait pas ses baisses de tension et qu'à l'évidence, la déclaration ne fut pas suffisamment effrayante pour lui faire perdre conscience. Perturbante, ça oui. Gênante, pour sûr. Mais pas terrifiante.
Ça lui aurait évité de devoir répondre, cela dit, donc ça aurait été pas mal du tout. Vraiment. C'était le moment, là. Allez petit cerveau, alleeeeez.

« … Pour. Quoi. Tu demanderais ça ? questionna-t-elle, yeux plissés, méfiante. Enfin, non, je – je te dirais. Que c'est pas drôle. Comme me faire peur, d'ailleurs. Pourquoi, tu veux sortir avec moi ? »

Son ton de voix trahissait le sérieux de la question – proche de zéro, donc.

is he trying to kill me or woo me or what just :

Kai se comportait comme si tout allait bien. Bras croisés contre sa poitrine, il regardait Lou le sourcil haussé. Quoi ? Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait quand même, et elle finissait toujours tremblante comme une feuille. Et quand elle ne tremblait pas, elle était par terre. Au moins pouvait-il la féliciter de toujours tenir sur ses jambes. Cependant, une pensée parasite vint l’avertir qu’il valait sans doute mieux pour lui ne pas remettre ça sur le tapis. Ou pas autant qu’il le pourrait.

Enfin, bon, la réponse de Lou à sa question fut … une autre question. Bien entendu. Kai aurait presque été blessé d’autant de méfiance à son égard, alors même qu’il n’était qu’un oisillon apprenant à sauter du nid. Puis ce n’était pas la première fois qu’il lui parlait et … Certes, d’accord, la demoiselle avait peut-être effectivement raison de réagir ainsi. Mais ça le touchait quand même.

« Enfin, non, je – je te dirais. Que c'est pas drôle. Comme me faire peur, d'ailleurs. Pourquoi, tu veux sortir avec moi ? »

Kai lui offrit un grand sourire, prenant une voix douce et chantonnante :

« Ohhh, alleeez … Il faut muscler ce petit cœur, je t’aide un peu. Un jour tu ne sursauteras plus et tu me frapperas plutôt, j’aurai tout gagné. »

Voulant continuer dans l’interaction naturelle et dérider l’ambiance, le garçon s’approcha avant de se baisser pour ramasser le trousseau brillant qui avait pris la fuite entre les doigts de la brune. Gentleman, il se redressa à moitié dans une courbette et tendit son bien à la jeune femme :

« Et pour répondre à ta question : pourquoi je ne le voudrais pas, eh ? »

Ce n’était certes pas sa manière de faire habituelle mais.

Enfin. « Habituelle ».

Sans vouloir lui manquer de respect, elle était à peu près certaine que son petit cœur était en fait d'une taille fort respectable, et plus musclé que celui de trois bœufs sous testostérone. Elle passait son temps à le faire paniquer, après tout : il était habitué au yoyo lassant que la peur infligeait à sa tension. Ce n'était pas agréable, ni très bon pour la santé, mais... Pour sa défense, avant d'arriver à Euphemia, les crises de panique n'étaient pas aussi fréquentes — loin de là. Ses amis et connaissances, ici, aimaient juste un peu trop lui faire du mal. Elle ne savait pas pourquoi.
C'était peut-être un concours, songea-t-elle, méfiante, avant de se saisir des clefs que son agresseur lui tendaient. Le hibou pouvait être charmant, quand il voulait ; elle n'en doutait pas. Mais, bon. Ça ne voulait pas dire qu'il l'était tout court, ou qu'il avait souvent envie de l'être. Elle privilégiait la volonté sur les capacités, pour le coup. Ce n'était pas très gentil de lui faire peur comme ça quand il l'avait déjà vu perdre connaissance sur un malentendu.

Peut-être que lui donner des petites tapes sur la tête le rendrait plus coopérant ? Elle n'avait aucune idée du bouton sur lequel appuyer pour le faire passer en mode gentil oisillon au lieu de vilain rapace.

« Et pour répondre à ta question : pourquoi je ne le voudrais pas, eh ? »

Erh. Trousseau rangé dans sa poche, elle déroba son regard au garçon pour plutôt fixer ses mains ; le trottoir ; le ciel. Tous très intéressants, par ailleurs. De jolies teintes foncées. Un grand sens esthétique, de... Beaux ensembles... Et oh, Bubo qui était toujours là.
Elle n'avait aucune idée de comment répondre à sa question d'une façon à la fois cohérente et polie envers tout le monde. Les "wow tu m'as vue" ou "wow tu t'es vu" passaient aaassez mal, en règle générale, et elle ne voulait pas avoir l'air plus pathétique qu'elle ne se sentait déjà l'être.
Lou imaginait bien qu'on puisse vouloir d'elle, mais se voyait difficilement assez belle et charmante pour être abordée dans la rue — que ce soit par une connaissance ou un inconnu.

« Ben... Parce que tu ne voudrais pas ? Enfin, s’embrouilla-t-elle, envoyant une main s'occuper à remettre ses cheveux en place, c'est pas comme si c'était une obligation, alors euh... Tu demanderais ça que si tu avais des raisons de vouloir le faire ? Pas juste aucune raison de pas le faire ? Sauf si c'est une blague, et... Tu vois ?  »

Ouais, aucune chance. Elle-même n'était plus très sûre de voir quoi que ce soit.
Il n'avait pas qu'à la traumatiser juste avant de la demander en mariage, aussi.

« Et puis, je suis un peuuu plus vieille que toi... Je crois. » A cette idée, elle plissa les yeux ; elle devrait définitivement demander l'âge de tout le monde, wow. « Tu as besoin d'une copine pour impressionner quelqu'un ? »

Ouuu la rendre jalouse. De très bonnes hypothèses, s'il en est. Bravo, Lou. Elle se mettait un 8/10 d'enquêtrice hors-pair.

En silence, Kai écouta ce qu'Apricot avait à dire, essayant de comprendre son raisonnement ... Alors qu'elle semblait elle-même s'y être perdue. Hm. Ce qu'il retenait, c'était que lui demander de sortir avec elle devait être mu par une raison particulière, et pas juste le plaisir de la chose ? En effet. Ça pouvait se tenir. Le garçon n'était pas spécialement romantique et n'allait pas craquer sur la première personne un peu mignonne ou de son genre. Il ne pensait même pas avoir un genre spécial ... Tant que la personne était intéressante ? Enfin bref, tout ça n'était pas la question.

« Et puis, je suis un peuuu plus vieille que toi... Je crois. »

Nouvel haussement de sourcils. Oui, peut-être ? Elle avait vingt-quatre ans, non ? Plus ou moins. À ses yeux, ça allait, mais peut-être que c'était elle qui n'aimait pas les hommes plus jeunes ? En plus, avec sa petite taille et son menton imberbe, il était vrai qu'il pouvait difficilement tromper son entourage et dire avoir dépassé la vingtaine. Heureusement qu'il n'en avait pas envie.

« Tu as besoin d'une copine pour impressionner quelqu'un ? »

Kai regarda le ciel et haussa des épaules tout d'abord. Impressionner quelqu'un comment ? Parce qu'il aurait une donzelle au bras ?

« Ça serait un peu macho, non ? Et tu me vois essayer d'impressionner des gens ? »

Il se mit à rire en s'imaginant. Lui qui faisait le hibou sur les lampadaires, où il mettrait sa copine ?
Il reprit en haussant des épaules :

« Non bah, écoute, je demandais ça comme ça. Ce serait prétentieux de penser que je pourrais être ton genre ... »

Après réflexion, il fronça ses sourcils, perplexe :

« Et ça voudrait dire que tu as un drôle de genre. »

Pour de vrai. Il le pensait réellement et, autrement, y réfléchirait à deux fois du coup avant de tenter quoique ce soit.

« Mais je ne sais pas, t'es une fille sympa et courageuse. Pas vraiment comme les autres, ici. Je t'aime bien. Ce serait la raison pour laquelle je te poserais la question. »

Il lâcha un soupir avant de revenir soutenir le regard de Lou :

« Alors, tu voudrais sortir avec moi ? »

Il demandait ça un peu trop naturellement, peut-être ? Mais pourquoi tourner trois heures autour du pot pour un truc pareil.

[ C'est comme ça qu'il a demandé à Lauren. Je vous assure. ]

Le haussement d'épaule on ne peut plus vague du garçon lui fit plisser les yeux plus fort. Il n'avait pas dit non, hein. Pas oui non plus, mais tout de même — elle restait persuadée que pour faire passer le message clairement, le mieux restait de répondre à la question de manière claire, nette et précise, et de préférence sans renvoyer d'autres points d'interrogation à l'envoyeur. Elle n'aimait pas trop qu'on la fasse tourner en rond comme ça.
D'autant que, là encore, il n'avait pas tout à fait dit non. Pour une fille aussi souvent méfiante et peu sûre d'elle que Lou, ça jouait beaucoup.
Quand on évite la question, c'est qu'on ne veut pas y répondre. Elle s'accrochait à ce principe dur comme fer.

« Non bah, écoute, je demandais ça comme ça. Ce serait prétentieux de penser que je pourrais être ton genre ... »

Cette fois, ce fut à elle de hausser un sourcil. Un drôle de genre ? Enfin, peut-être avait-elle un faible pour les gens bizarres — elle ne s'était jamais posé la question — mais c'était un peu contre-productif, comme attitude, non ? S'il partait perdant, il reviendrait perdant.
Gênée par les compliments, Apricot croisa les bras sous sa poitrine. Urgh. Elle apprendrait à les accepter, un jour. Promis.
Dans une dizaine d'années, par exemple.

« Alors, tu voudrais sortir avec moi ? »

Inspire ; expire.
Un peu plus à l'aise, elle posa sur lui un regard intrigué.

« Tu sais, tu es censé vanter tes qualités quand tu demandes un truc comme ça. Pas dire que tu es bizarre. Sauf si tu penses que c'est une qualité, rectifia-t-elle, moue pensive aux lèvres. Mais euhm. »

Ça n'avait pas eu l'air d'avoir valeur de compliment, pour ce qu'elle en avait saisi.

« Dans l'hypothèse très improbable où tu déciderais de vouloir sortir avec moi, répondit-elle, insistant bien sur l'étrangeté de la chose, je suppose queee... Je. J'y réfléchirais d'abord ? Je ne sais pas. »

C'était le mieux qu'elle puisse faire. Elle s'imaginait mal être avec lui, l'imaginait encore plus mal vouloir être avec elle et tout ce conditionnel, ces points de suspension et ce mystère persistaient à donner des airs de blague cruelle à sa demande.
Elle faisait de son mieux pour croire les autres spontanément, mais c'était difficile.
Puis, sans vouloir vexer personne, ça n'aurait pas été très malin non plus.
Le monde n'avait rien d'un parc d'attraction plein de sourires et de lumières chaleureuse. Il y avait des gens cruels partout ; des gamins stupides, des crétins sans compassion, des menteurs éhontés. Elle ne sous-entendait pas que Kai en faisait partie, bien sûr que non — pour autant qu'elle en sache, c'était un gentil garçon. Caractériel, mais gentil. Il avait au moins bon fond.
De là à confier son cœur et sa confiance totale au hasard, en revanche, c'était une toute autre histoire qu'elle n'avait aucune envie de raconter.

Comme il croisait les bras, Lou esquissa une moue involontaire. S'il comptait se renfermer ou lui faire la tête parce que ses réponses ne lui plaisaient pas, elle était prête à lui mettre un coup de sac sur le coin de la tête pour le réveiller ; ce n'était pas juste de lui en vouloir alors qu'elle faisait de son mieux.
De toute façon, songea-t-elle en tapotant nerveusement du bout des doigts contre les manches de son manteau, elle restait persuadée que Kai ne pensait pas sérieusement à sortir avec elle. Ça manquait de force et de conviction, tout ça.

« Pourquoi très improbable, eh ? Je viens juste de le faire. »

Ah non.
Sourcils froncés, un poing contre la hanche, Lou secoua immédiatement la tête de gauche à droite.

« Tu m'as demandé ce que je répondrais si. Et tu parles au conditionnel depuis le début, donc on est encore dans l'hypothétique. Tu n'as rien demandé du tout. »

Grave différence. C'était peut-être une façon détournée et un peu lâche de le lui demander pour de vrai, mais quand même : on ne lance pas "est-ce que tu me dirais oui si..." quand on veut avoir une réponse claire et nette. Elle ne pensait pas que ça se fasse, du moins. Dans le meilleur des mondes, quoi qu'il en soit, c'était à éviter — ça, elle en était à peu près sûre.
Puis elle avait beau savoir que beaucoup de jeunes de son âge sortaient ensemble sur la base d'une simple attirance mutuelle, elle ne pouvait s'empêcher de trouver ça un tout petit peu triste. Elle ne disait pas non, bien sûr, explorer avait ses bons côtés ; mais nerveuse et complexée comme elle savait l'être, ça ne la rassurait pas pour autant.

Regard rivé sur Kai, elle tenta une énième fois de déchiffrer ses pensées.
Ça, ça aurait été un pouvoir intelligent, tiens. Pas sûr que changer la couleur de son manteau puisse faire ressortir quoi que ce soit chez son interlocuteur.

A court d'idées, Lou inspira tranquillement, songeuse, puis éleva la voix :

« Qu'est-ce que tu me dirais si je te demandais de sortir avec moi ? »

Rhaaa. Pourquoi c'était si compliqué ? Tout paraissait très clair, dans sa tête — chaque pourquoi de chaque comment, les raisons pour lesquelles elle se sentait mal à l'aise et pour lesquelles ça restait improbable, à ses yeux, qu'il lui pose la question pour de vrai — mais impossible de formuler quoi que ce soit.
Elle aurait aimé lui dire qu'elle ne se trouvait ni courageuse ni tout le temps sympa. Qu'il y avait des filles beaucoup mieux et plus de son âge qui se feraient une joie de lui dire oui sans hésiter. Lui expliquer rapidement et sans ramer qu'elle n'avait juste pas l'habitude d'entendre ce genre de questions. Pas sans l'avoir senti venir avant, en tout cas.
C'était peut-être ça qui la gênait, remarque.

"Il ne m'a pas draguée avant. Il ne le pense pas. Il se moque de moi". Quelque chose comme ça.

Moue aux lèvres, elle se tordit un peu les doigts.

« Pas forcément, répondit-elle, prudente. C'est juste que d'habitude je m'y attends ? Je veux dire, je vois si j'intéresse l'autre, quand même. Ça sort pas de... Nulle part. »

Un peu perdue, elle serra fort ses mains l'une contre l'autre. Elle commençait à perdre le fil de ce qui était hypothétique et de ce qui avait vraiment été demandé, là. Est-ce qu'il voulait vraiment sortir avec elle, ou est-ce qu'il s'amusait juste à jauger sa réaction ?
Gênée, elle décida finalement de croiser les bras.

« Je sortirais pas avec quelqu'un si y'a pas déjà un petit quelque chose. Ça te dérange pas de te lancer comme ça, toi ? Juste pour voir ? »

Elle imaginait bien que la réponse devait être oui, mais on ne sait jamais. Il pouvait aussi jouer les braves hiboux curieux sans en penser un mot.

Pour lui, ça ne sortait pas de nulle part. Ils se connaissaient, ils avaient déjà parlé ensemble et pas que pour du business. Certains commençaient bien une relation seulement après avoir échangé un "Merci de votre achat, à la prochaine". C'était peut-être une question d'attitude, aussi ? Chaque animal a sa parade nuptiale.

« Est-ce que ça me dérange ... Hm ... »

Kai y réfléchit sérieusement. C'était une bonne question. Quelles étaient ses attentes ? Plus il y pensait, et plus il se rendait compte qu'il n'en avait pas vraiment. La vie voulait que des gens se mettent ensembles, des fois. C'était le fil logique, non ? Bien sûr, il ne supporterait pas de rester avec n'importe qui au bout d'un moment. Il avait des goûts aussi.

« Je crois que je m'en fiche. »

Le garçon baissa la tête, sourcils froncés, n'appréciant pas complètement cette conclusion. Il souffla du nez et se frappa alors le front, se mettant soudainement à rire franchement de lui même. Quel idiot.
Reprenant son sérieux, il reprit avec Lou :

« Désolé de t'embêter, eh. Je ne suis pas vraiment quelqu'un de bien , hein ? »

Il devait donner l'impression d'être dans l'autodépréciation alors que ce n'était pas du tout son intention, alors il tenta de continuer :

« Je veux dire, on dirait que je prends ça comme un jeu. Si ça passe, ça passe et sinon tant pis ? Et des fois, on ne peut pas savoir sans essayer. Après, peut-être que c'est pas ça qu'attendrait un "partenaire". »

Est-ce qu'il ferait un effort ? Il avait l'impression que oui, pourtant. Mais pour certains ça ne devait pas être suffisant. Avait-il tort de penser comme ça ? C'était ce qu'il était, un point c'est tout. On se transforme pas pour plaire, quand même.
Même si le raisonnement semblait juste, Kai restait circonspect.

Ah. Il s'en fichait. Ça faisait bien ado, ça — il avait quel âge, au juste, déjà ? Elle n'arrivait jamais à se rappeler. Le soucis de ne pas avoir été habituée à traîner avec des gens beaucoup plus jeunes qu'elle. Sa liste d'amis et de connaissances n'avait jamais autant comporté d'ados que depuis son arrivée ici. Ils étaient légions. Partout. Cachés derrière des "j'ai dix-huit ans, je t'assure" carrément suspicieux qu'elle n'osait paaaas totalement croire.
Le monde des adultes était super dangereux. C'était bien le moment de s'en rendre compte.
De l'entendre se déprécier — encore — Lou fronça les sourcils. Est-ce qu'un coup de parapluie ou de bras sur la tête aurait des chances de le remettre à l'endroit ? Ça se tentait, hein. Elle pouvait essayer. Avec un peu de chance il en ressortirait avec tellement d'ego qu'elle devrait le frapper pour rééquilibrer tout ça. Encore.
Décroiser les bras lui prit plus de temps qu'il n'en fallut à Bubo pour enchaîner. Heureusement pour lui, ça lui fit oublier ses envies de violence ; au lieu de ça, elle fit la moue.

« Ça dépend juste des gens, je pense ? J'ai eu pas mal d'amis qui se mettaient très vite en couple. Y'en a qui ont du faire ça juste pour rire, d'ailleurs. Je. Pense. Ça arrive. Je juge pas. »

Ou juste un peu. Un tout petit chouïa. Elle n'avait jamais trop compris l'intérêt de se mettre en couple si c'était pour rompre deux semaines plus tard — mais bon, chacun sa technique. Certains avaient besoin de tester pour se rendre compte de si oui ou non ça allait fonctionner.
Ce qu'ils faisaient au début de leur relation, du coup, elle le faisait avant de se mettre en couple. Ça lui semblait plus juste. On apprend à se connaître d'abord, on voit si on se plaît, puis on sort ensemble.
Elle avait un petit faible pour les crises cardiaques que lui refilaient les demandes trop longtemps anticipées. Quand elle était déjà amoureuse et espérait que ce soit réciproque.

Oui, bon. Elle était un peu niaise. Et alors.

« Mais bon — n'empêche que. » Très sûre d'elle, pas du tout gênée (non, pensez-vous, quelle idée), elle mit les poings sur les hanches. « Moi, j'aime bien voir venir. Sinon ça risque de pas fonctionner, et je... »

Sa fausse assurance se cassa un peu la figure.

« ... J'aime pas quand ça fonctionne pas, finit-elle, bras croisés de nouveau. Si on sortait ensemble et qu'on rompait, ce serait plus pareil. »

Problème tragique en effet. Elle était trop immature pour bien gérer les ruptures.

La conclusion à toutes choses était donc bien que ça dépendait de chacun. Compliqué tout ça, eh. Et il fallait sûrement faire attention en plus, pour se rendre compte des attentes de son partenaire par rapport à la relation. Certes, Kai venait de dire qu'il s'en fichait de tester des trucs, mais en fait c'était vrai si la demande était faite par l'autre. De son côté, il n'irait pas se jeter dans la gueule du loup pour le fun. Il avait déjà pas mal à faire en se gérant lui-même et il savait très bien qu'il n'était pas un cadeau.

« Oui, bon, c'est sûr que je préfère connaître un minimum la personne pour envisager si ça "fonctionnerait" un minimum ou pas. Moi. Pour me déclarer. »

Il n'était pas sûr de ce qui pouvait être mis derrière le verbe. Il supposait cependant qu'il ne voulait pas d'une personne trop imprévisible, trop embêtante, trop fatigante. Et qui serait capable de supporter son caractère de cochon. Mais ça semblait logique, non ?

« Juste que si quelqu'un venait vers moi, je me dis qu'autant pas le rejeter. Le fait qu'il se déclare intéressé change déjà la relation, de toute façon. Si y'en avait une à la base. »

C'était peut-être paradoxal, mais au moins dans ce cas de figure il n'aurait potentiellement rien à se reprocher. Il imaginait.

« Ça t'est déjà arrivé, du coup ? Que ça ne fonctionne pas. »

De son côté, le canadien pouvait difficilement se vanter d'une quelconque expérience. Il aurait demandé à sortir avec Lauren s'il ne s'était pas retrouvé coincé dans ce jeu. Et là peut-être aurait-il eu plus de choses à raconter. D'un autre côté, il ne s'était pas imaginé que ce serait l'amour de sa vie et qu'ils auraient fini par rester ensemble éternellement, jusqu'à ce que la mort vous sépare. Est-ce que après une rupture il aurait agit différemment avec elle ...? Ce serait sans doute hypocrite de sa part de penser que non.

Ah ! Comme quoi il n'y allait pas totalement à l'aveuglette non plus. Ce qui. Était peut-être pire, comme aveu, vu la situation, mais bon — une chose à la fois. Voire une demi chose à la fois. Un quart de chose à la fois. Un huitième.
Si elle avait pu mettre son cerveau en pause pendant deux minutes, elle n'aurait pas hésité. Certaines choses méritaient d'être réfléchies après-coup. Une fois le coup de stress passé. Elle le sentait bien lui tendre les nerfs, là, le bon vieux réflexe combat-fuite. Il ne la lâchait pas d'une semelle.
Être coincée entre l'envie de se protéger et celle de taper Kai pour lui faire passer le goût des commentaires dépréciatifs n'aidait pas. Ça tirait, là-dedans. Va falloir se décider, mon lieutenant.

« Juste que si quelqu'un venait vers moi, je me dis qu'autant pas le rejeter. Le fait qu'il se déclare intéressé change déjà la relation, de toute façon. Si y'en avait une à la base. »

La remarque fit ouvrir des yeux ronds à Lou. Du coup... Il admettait que son attitude pouvait être bizarre, mais à sa place à elle, il aurait dit oui ? Ouh, her. Tout le monde ne pouvait pas être aussi cool et impulsif qu'un hibou. Elle était une bouteille d'Orangina, elle. Un petit chat. Elle fuyait au premier signe de quoi que ce soit qu'elle ne connaissait pas.
Puis que ça change la relation, à la rigueur, peu importe. Elle voulait juste qu'on lui laisse le temps de se faire une idée. Si elle se disait que non, ça n'allait pas le faire, ou que l'autre lui-même changeait d'avis, au moins ils n'auraient pas à en souffrir autant. Elle trouvait ça plus correct.

Ses épaules se haussèrent par réflexe.

« Oui ? Tu sais, dans ma looongue vie de vieille dame sage et expérimentée... »

Elle hocha la tête lentement, prenant son meilleur air de grand-mère pleine de savoirs ancestraux. Juste histoire de rappeler la petite différence d'âge entre eux. Elle ne le ferait jamais assez.

«  Ça a a dû m'arriver une fois ou deux. » Une grimace discrète se faufila sur son visage. Elle n'aimait pas trop y repenser. « Mais je suis pas trop du genre à me lancer dans l'inconnu, de toute façon. Je préfère voir où je vais. »

Il la pensait courageuse ; elle, elle voyait l'inverse. Se replier sur soi-même et paniquer au moindre bruit, ce n'était pas faire preuve de courage.
Elle n'aimait pas qu'on la prenne par surprise. Peu importe le sujet.

« Toi tu es jeune et courageux et euh... plein de fougue ? C'est tout à ton honneur, hein ! Sauf quand tu me fais peur. Ça, non. »

Non négociable. Motif de divorce, au bas-mot.
Il avait beau rire en disant qu'un jour elle le frapperait au lieu de sursauter, il ne devait pas se rendre compte d'à quel point il passait proche du parapluie dans l’œil une fois sur trois.

Kai ne put réprimer son rire à la performance de Lou. Ah. Il croirait presque aux rides dans la pénombre, hein. C'était qu'elle y tenait à son statut de doyenne à Euphemia, hein ? Pourtant il était persuadé qu'elle n'était pas aussi vieille que ça, doutant presque des informations qu'il avait. Non, elle avait toujours droit à certaines remises étudiantes, d'après lui.
Ce dont il ne doutait pas était ses quelques peines de cœur. Une partie de lui se sentait triste qu'elle n'ait pas encore pu trouver le partenaire rêvé. Mais, de toute façon, c'était la vie aussi. Ce n'était pas comme dans les films où on tombe sur le prince charmant au lycée et tout se passe bien à coup de comédie musicale. We're aaaaall in this togetheeeeeer ~
Et voilà qu'elle essayait de le complimenter ? Nonobstant le fait qu'il lui avait aussi dit qu'il la trouvait courageuse, Kai continua de rire, ses mains sur les hanches. Il était touché, au fond, vraiment. Mais c'était sa façon de le dire et toute la situation qui le faisait craquer.

« Hahaha, tu parles vraiment comme une mamie, hein ? »

Allez, il avait compris le message. Le garçon se calma et se balança de droite à gauche comme pris dans une réflexion certaine :

« Bon, je tâaaacherai de crier avant d'apparaître soudainement. Comme ça. »

Sur ses mots, il se retourna et porta ses mains au niveau de sa bouche pour offrir une belle imitation de hibou à Lou. Ensuite, il changea de registre pour un cri plus ridicule de corbeau avant de retrouver sa position initiale dans une pirouette.
Avec un grand sourire, il frappa alors dans ses mains :

« Je ne vais pas plus te retenir, hein. Tu devais rentrer chez toi, non ? Je te raccompagne, pour me faire pardonner la frayeur et les questions relous. »

Si elle le voulait bien, il allait l'embêter encore un peu. Et oui, le temps passait à force discuter et après une dure journée de boulot c'était sûr qu'elle ne devait rêver que d'un bon bain ou de retrouver sa sitcom de mamie préférée. Lui, sa journée commençait à peine, il fallait lui rappeler les rythmes différents de chacun.
Voulant forcer encore un peu, bien dans son rôle de bébé hibou, Kai passa à la voix pleine de miel :

« Y'a de la place sur ton dos ? »

Oui. Une vraie mamie. De la vieille école, avec ses vieilles manies et ses vieilles valeurs et tout — attention, ça ne rigolait pas. Un adolescent tout petit tout mignon tout plein de foi en la vie comme lui ne pouvait pas comprendre toutes les épreuves qu'elle avait dû traverser dans sa longue existence. Ça vous changeait un homme, pour sûr.
Même si une déception amoureuse, comparé à d'autres choses, ça paraissait vraiment... Dérisoire. Sans importance.
L'important, c'était qu'elle s'en soit toujours remise ! De ça comme du reste. Pas de quoi s'en faire.

Entendre Bubo imiter le hibou lui arracha un rire. L'autre truc — quoi que ce soit censé être au juste — lui en tira un plus franc, moins gêné. Ça l'aurait terrorisée d'entendre ça la nuit dans son dos, mais. Okay.
Elle risquait aussi de hurler s'il lui tombait dessus après avoir fait un bruit de hibou trop convainquant, en fait. Ou bien elle se mettrait à l'imaginer partout. Bruit de hibou ? Kai.
Ça risquait de vite devenir gênant, comme amalgame.

« Je ne vais pas plus te retenir, hein. Tu devais rentrer chez toi, non ? Je te raccompagne, pour me faire pardonner la frayeur et les questions relous. »

Relous, hein. Pour sa peine il eut le droit à un sourire en coin, pas fâché du tout, et à un roulement d'yeux à peine exaspéré ; elle voulait bien qu'il la suive ou l'accompagne, mais le porter, ça allait faire un peu beaucoup. Elle avait envie de finir sa journée sans avoir envie de s'affaler dans le lit et de se scier les jambes.
Pas qu'il pèse bien lourd, le pauvre, mais quand même.

« J'ai le poids de tous mes péchés et de mes erreurs dessus. Y'a plus de place pour toi, je le crains, répondit-elle avec un grand sourire. Par contre tu peux m'accompagner, si tu veux. J'ai deux bras. »

De la main gauche, elle vérifia qu'elle avait bien rangé ses clefs dans la poche de son manteau. De la droite, elle plia le bras pour former un creux dans lequel il pourrait glisser le sien.
Comme un gentleman.

Ses talents d'imitateurs faisaient toujours un effet bœuf, eh. Un sourire fier vint se peindre sur son visage alors qu'il bombait le torse à la façon d'un vrai coq. Mais ses grands airs ne tinrent pas face à la déception que lui inspira le refus de Lou. Des péchés, hein ? Mais il tenait très bien sur les branches, ça ne serait pas un problème ... Enfin bon, une moue boudeuse s’immisça sur son visage quelques instants le temps qu'elle ne lui propose son bras galamment. Bras croisé comme l'adolescent idiot qu'on espérait qu'il soit, il jaugea le geste puis le vide et haussa finalement les épaules, vaincu :

« Bieeeeen, je peux faire ça pour toi. »

Bon prince, Kai prit le bras de la demoiselle avec cérémonie et ils marchèrent donc tranquillement jusqu'à chez elle dans les charmantes et si romantiques rues de Crimson District. Le petit moment n'avait pas été inutile, c'était cool de passer du temps avec la jeune femme. Au fond, il n'avait eu aucune idée de comment ça aurait pu finir, mais ça lui allait comme ça.