« Tu te souviens, quand on était petits ? »
La gamine ouvrit ses paupières lourdes, discernant à peine le sourire de son frère à travers la lumière violente des néons et ses couches successives de mascara. Elle avait l'impression d'avoir la tête dans un étau, un pied sur la gorge. Et la musique, la musique...
Elle passa une main lente sur sa joue poisseuse et secoua la tête de gauche à droite. N-o-n.
« C'est pas grave, répondit l'adolescent penché au dessus d'elle, un sourire triste d'un coin à l'autre de la bouche, c'était pas très important. »
La fille allongée étouffa un sanglot gros comme une boule de bowling. Elle saisit la veste du garçon et demanda, d'une voix abîmée :
« Ramène-moi à la maison. Je t'en prie. »
Il repoussa les doigts tremblants.
« Non. »
Je le savais, t'avais même pas besoin de me le dire.« Connard. »
Les pleurs dévalèrent sans un bruit, dessinant de longues traînées noires sur son visage pour aller se perdre dans des mèches d'un rose pâle et artificiel. Anton garda la bouche close tout du long, pas une larme dans ses yeux tandis que sa petite sœur pleurait sur ses genoux.
« … Attrape-moi si tu peux. »
24 Décembre 2015, Salzbourg, Autriche.« Stille Nacht, heilige Nacht, gottes Sohn, o wie lacht, lieb' aus deinem göttlichen Mund, da uns schlägt die rettende Stund', Christ, in deiner Geburt ! Christ, in deiner Geburt ! »
Les applaudissements assourdirent la petite pièce une fois que la dernière syllabe eut quitté les lèvres de la fillette ; celle-ci, le rouge aux joues, souriait et faisait voleter sa jupe pailleté achetée pour l'occasion. Le pauvre auditoire, pourtant uniquement constitué de ses parents, de ses frères et de la seule grand-mère qu'il lui restait, lui donna l'impression d'être une vedette sur la scène. Chaque claquement des paumes la confortait dans l'idée de posséder un trésor extraordinaire au fond de la gorge.
La vieille femme se leva pour serrer sa petite-fille contre elle. Raphaella enfouit son visage dans le chemisier blanc, respirant le parfum de lavande qui semblait ne jamais quitter Marlene Lueger.
« Tu chantes tellement bien ! On dirait ton père au même âge ! »
Profitant de ce que le concerné se récriait, la chanteuse miniature se faufila hors des bras de sa grand-mère et lui tira la manche, sautillant d'excitation. Ses yeux bleus brillèrent de malice contenue en écho à ceux de ses frères, assis plus loin dans le canapé crème.
«
Oma, si tu veux je peux te montrer ma chanson préférée ! »
Devant l'empressement de leur fille – et peut-être parce que les deux aînés avaient grimpé les escaliers menant à l'étage comme deux fusées au décollage – Konstantin et Miriam restèrent perplexes : mais l'amour paternel les poussant au bénéfice du doute dont les parents abusaient si souvent, ils laissèrent les petits déballer leur matériel. Les enceintes pesaient lourd dans leur bras, et le micro que Raphaella déplia sous l’œil intrigué de sa grand-mère paraissait trop fois trop grand pour elle. La gamine l'ajusta, habituée, et le tapota trois fois pour vérifier qu'il fonctionnait, le tout très professionnellement. Après quoi elle sortit une feuille de papier d'un classeur et annonça :
« C'est Stefan qui l'a écrite (le guitariste de onze ans hocha la tête, heureux d'avoir été crédité). C'est une très jolie chanson... »
Marlene sourit, attendrie, tandis que Konstantin jetait un œil à la porte qui menait à la cave, et dans laquelle se trouvait le disjoncteur.
« … Qui parle de zombies qui mangent des cerveaux de loups.
-De loups-garous. », précisa Anton au public médusé.
Les trois enfants ne laissèrent pas à leurs parents le temps de relever le thème peu approprié à Noël ; la musique partie, maladroite et violente, arrachant un cri à Marlene qui s'attendait à tout sauf à ce que Raphaella se mette à hurler mille injures à la
Resident Evil dans le micro qu'elle lui avait acheté l’année passée pour faire « comme à la TV ». Les enceintes cessèrent néanmoins bien vite de vomir ce flot de paroles agressives, plongeant par un sacrifice forcé et solennel toute la maison dans le noir. Même le sapin, drapé de guirlandes électriques, ne clignotait plus comme un beau diable épileptique. Trois cris de protestation fusèrent dans un bel ensemble.
« Papaaaaaa !
-Débranchez-moi tout ça sur le champ avant que je sois tenté de partager la dinde en trois. »
La déception céda bien vite le pas aux grognements et cliquetis des instruments qu'on rangeait. La lumière, lorsqu'elle revint, éclaira Marlene, tassée dans son fauteuil, une main sur le cœur. Il fallut que son fils lui pose la main sur l'épaule pour qu'elle papillonne des yeux, comme sortie d'un mauvais rêve.
« Ça va, maman ?
-Ça... ça va... »
Alignés devant elle pour s'excuser (la bûche pouvait toujours courir s'ils désobéissaient, et ils le savaient), Stefan, Anton et Raphaella offrirent des « désolés mamie » dégoulinants de gentillesse ; être privés de légumes passait mais de dessert, jamais de la vie. Même le savon que leur passa leur père à la fin de la soirée ne les dissuadèrent pas d'avoir réalisé le coup du siècle – ou du réveillon, en l'occurrence. Miriam se désola de n'avoir pas retenu de leçon de l'année précédente où, debout dans la chorale qui parcourait la ville, les deux cadets s'étaient mis à hurler les paroles d'un groupe américain à la mode, un « JESUS FUCKED YOUR MOTHER BITCH » de très mauvais goût juste sous le nez du prêtre. Lequel, scandalisé, avait évidemment ramené les enfants de six et huit ans à leurs parents bouche bée, n'épargnant pas les sermons sur une éducation à coup sûr à la dérive.
Des sales gosses, voilà ce que les Lueger étaient, occupés à cacher leurs sales manies sous des sourires épais et sucrés comme du Nutella. Occupés aussi à se rassembler sous la même couette la nuit venue, lampe torche, feuilles et stylos en mains.
« J'ai une idée ! (c'était toujours Stefan qui avait les meilleures idées) Cette chanson là, on pourrait l’appeler... »
Toc, toc.« Monsieur Steiner ? Que puis-je pour vous ? »
La voix de sa mère était toujours un brin trop aiguë et enthousiaste quand elle parlait à Emil Steiner. Cachée à l'angle du mur, martyrisant la tête d'un Père Noël en chocolat, Raphaella avait une vue imprenable sur la porte d'entrée et le lino saumon qui tapissait le couloir.
Mais c'est parce qu'elle fait semblant, pensa-t-elle en arrachant impitoyablement un nouveau bout de cerveau à son captif.
Oups, elle avait fait tomber un morceau de chocolat par terre.
« Je comprends que vos enfants soient, comment dire, excités à l'idée de fêter Noël, mais s'ils pouvaient le faire sans réveiller la moitié du quartier, ça pourrait en arranger certains. »
La petite main rattrapa le fuyard et le mit dans sa bouche sans se soucier de la poussière – l'aspirateur avait été passé dans la matinée, de toute façon, elle ne risquait pas d'attraper la maladie des moutons ou elle ne savait pas trop ce qu'elle pouvait attraper comme maladie en léchant le sol, tiens. Curieuse, elle releva la tête et vit les yeux plissés du voisin jamais content se braquer dans sa direction. Une seconde plus tard, sa mère se tournait vers elle.
Sch...« Raphaella, viens t'excuser auprès de Monsieur Steiner pour le vacarme que tu as fait la nuit dernière. », lui intima-t-elle d'une voix faussement grondante. Elle consentit même à froncer les sourcils pour avoir l'air crédible. Raphaella refoula un fou rire qui se transforma en hoquet contre son palet.
La gamine s'avança dans ses ballerines turquoises, essuyant machinalement une main couverte de chocolat sur son pull rose. Sa mère dut sentir la bêtise venir puisqu'elle tendit une main nerveuse, pas assez vite toutefois pour l'empêcher de parler. Juste assez pour vaguement lui frôler l'épaule.
« Je m'excuserai pas, parce que vous êtes moche et chiant et que je fais tout le bruit que je veux, c'est de l'art il a dit le monsieur à la télévision. JESUS FUCKED YOUR MOTHER ! »
Le « Raphaella » outré qui traversa la cage d'escalier se mêla à ses pas précipités et aux rires quasi hystériques de ses frères, un étage plus haut.
Elle, elle s'en fichait, elle avait déjà mangé la moitié de son chocolat et mis l'autre bien à l'abri. On ne pourrait pas la punir.
Na.
You're my addiction, my prescription
my antidote
Puis il en avait eu assez de l'écouter sangloter sur un fond de musique qu'ils avaient aimés.
Anton se leva, arrachant la jeune fille à l'étreinte ouatée de la tristesse qui l'enserrait. Paniquée, elle agrippa misérablement un pan de son pull.
« Me laisse pas... »
La bague qu'elle avait à l'annulaire se prit dans les fils noirs ; il lui prit la main et se chargea patiemment de les défaire un à un. Puis il lâcha son poignet qui retomba comme une pierre le long de la banquette déchirée. Raphaella voulut crier, ne réussit qu'à s'étrangler sur un son incompréhensible. La fumée nocive de la cigarette lui avait abîmé la gorge, elle aussi.
« T'as qu'à rentrer toute seule à la maison, tu connais le chemin. »
Un autre pleur, plus violent que les autres, la lui broya.
« Pas sans toi. »
Il ne faisait même pas si chaud que ça, dans cette cave. La lumière n'était pas si vive. Ça sentait le renfermé et l'alcool, la terre et le ciment. Elle s'en aperçut quand le dos de son frère disparut dans l'obscurité, la laissant seule avec tous les monstres qui rampaient, insidieux, dans les songes des drogués.
Je vais bien, je suis même pas saoule, pensa-t-elle en cherchant son portable sur la table basse à laquelle il manquait un pied qu'on avait rafistolé avec les moyens du bord,
j'ai même pas pris tant que ça de pilules...Help. Elle ne savait même plus. Est-ce que la prochaine gorgée allait lui flinguer le cerveau, la faire exploser comme une bouteille de coca avec un mentos ? Elle toussa contre le combiné, les nausées reprirent.
Décroche, connard. Décroche.« Oui ? »
… Connard. Pourquoi t'as décroché. Il est trois heures du matin, t'as pas mieux à faire que prendre les appels d'une paumée ? Les larmes, chauffées à blanc contre sa joue, lui faisaient souffrir le pire des martyrs.
« Felix, c'est Raphaella... Je me sens pas très bien. »
Le silence à l'autre bout lui fit mal.
« … Bouge pas, j'arrive. »
Comme si elle pouvait bouger.
La tonalité la fit vomir. Ça ou les bouteilles vides éparpillées sur le sol, ça ou les petits cachets de toutes les couleurs.
Comme un arc-en-ciel.
« Qu'est-ce que tu fiches là ? »
La fillette lui avait balancé ça comme un reproche tout en triturant les dentelles de sa jupe bleue, de la même couleur que les yeux qui fixaient le petit garçon sous des sourcils froncés et mécontents.
Deux griffures à la joue, un collant filé et des cheveux châtains en désordre ; Leon tourna la tête vers le bureau du directeur et la porte vitrée, opaque, qui y menait. Une autre petite fille s'y faisait tancer en ce moment même, mains crispées et tête baissée.
Le claquement des souliers de la gamine oubliée le ramena sur terre. Il sortit de sa rêverie et, complaisant, n'éleva pas la voix pour la provoquer en retour.
« J'apportais quelque chose au secrétariat, c'est tout. Et qu'est-ce tu fais là, toi ? »
Ça avait beau être demandé gentiment, tout le corps de son interlocutrice se tendit : la grimace qu'elle lui offrit était on ne peut plus éloquente.
« J'ai déchiré la robe d'une pauuuuvre petite choute, et maintenant on va m'engueuler pour ça. C'est pas juste. »
Elle ramena les jambes contre sa poitrine avec un grognement, cala son menton contre ses genoux. Grogna derechef pour briser le silence que Leon avait laissé s'installer ;
« Elle a critiqué la chanson de mon frère. Alors je l'ai tapée. Mais c'était sa faute, hein ? Elle avait qu'à pas l'insulter. »
Leon s'assit près de Raphaella qui boudait. Celle-ci le regarda tapoter son épaule, surprise et perplexe à la fois. Elle ne l'avait jamais vu ; normal, puisqu'il avait un an de moins qu'elle et était de fait une classe en dessous de la sienne.
Mais il avait l'air gentil, se dit-elle, coincée entre l'envie de le chasser et de lui demander de rester.
« C'est Hannah hein ? Je la connais. Ma sœur m'a dit qu'elle critiquait tout le monde. Faut pas s'en soucier.
-Ouais bha en attendant, c'est plus facile à dire qu'à faire.
-Mon père est pas si sévère, si tu lui explique il comprendra. »
Elle n'eut pas le temps de lui jeter autre chose qu'un regard étonné ; la porte s'ouvrit, laissant passer une fillette aux magnifiques boucles brunes qui croisait les bras. Deux sillons rouges gâchaient le charmant tableau qu'offraient les taches de rousseurs sur ses joues rebondies. Elle quitta le couloir avec un regard noir pour Raphaella.
« Mademoiselle Lueger ? »
Les mains se remirent à tortiller nerveusement la jupe et ses volants idiots. Mais à côté d'elle, Leon lui adressa un signe d'encouragement. Il ne la connaissait même pas. Elle ne le connaissait pas non plus.
Pourtant, son cœur se gonfla d'une immense affection et gratitude.
Mai 2020, rue Getreidegasse, Salzbourg, Autriche.La pluie s'était abattue une demi-heure plus tôt, noyant la masse de touristes qui s'était ruée vers les bâtiments les plus proches ; debout devant la façade d'un jaune rendu sombre par le déluge, Raphaella attendait patiemment sous son parapluie noir – celui qui avait des têtes de mort et que sa mère n'aimait pas. Tant pis, elle n'était pas là, et les petites fleurs de l'autre lui donnaient envie de cribler la toile de coups de ciseaux rageurs. La fillette s'amusait à donner des coups dans les flaques d'eau, à sauter dedans pour salir ses collants et ses bottes en plastique bleu foncé, changeait régulièrement la poignée de main et faisait tournoyer le parapluie pour en faire valser les gouttelettes transparentes qui s'y accrochaient. Elle poussa un cri en voyant une silhouette courir dans sa direction, bras sur la tête comme seule protection contre les éléments : elle dû lever bien haut les siens pour le mettre à l’abri avec elle.
« T'es en retard, Anton est pas très content, il fait que de râler.
-Ouais, je sais, je suis désolé, ma mère voulait que je range ma chambre avant de sortir. »
Raphaella pouffa, bientôt suivie par Leon. Les deux enfants titubèrent dans l'eau un moment, longeant le trottoir jusqu'à un immeuble d'apparence décrépi et inhabité. Ils descendirent des marches inégales et s'arrêtèrent devant une porte verte, laquelle détonnait sur le fond vieillot qu'offrait l'ensemble. Raphaella tourna la poignée dorée, laissant danser dans la rue quelques notes à la guitare.
Elle se jeta aussitôt dans les bras de son aîné qui commençait à s'inquiéter de l'autre côté du mur.
« Stephan, on est revenuuuuu !
-Bha c'est pas trop tôt ! » Lança Anton depuis l'autre bout de la pièce, coupant au passage Stephan dans sa diatribe sur la sécurité et de la ponctualité.
Le frère et la sœur se tirèrent la langue, laissant à Leon le soin de ranger le parapluie mouillé et serrer les mains des grands frères. Ses yeux s'attardèrent sur la batterie qui reposait dans un coin et sur laquelle on avait passé un fin drap blanc.
« T'inquiète, elle est toujours en vie, l'interpella Anton en récupérant la guitare qu'il avait posé pour mieux tirer les cheveux de sa sœur, on s'en est bien occupé. »
Le collégien sourit, tira la protection et prit place. Le cliquetis des instruments qu'on remballait et déballait à tour de rôle emplit bientôt l'air, brisé de temps à autre par le murmure des tissus maltraités.
Quand l'oncle des Lueger s'investissait dans un projet, il ne le faisait pas à moitié. Avec l'appui des parents de Leon, il avait réussi à racheter et repeindre le sous-sol de ce bâtiment à l'avenir incertain. Virés, les clodos un peu trop persistants qui avaient prit l'habitude d'y dormir ; ils en avaient fait une salle de répétition à hauteur de leurs folles ambitions d'enfants.
Et quand on est jeune, on voit tout en bien plus grand que les adultes.
« Vous avez pensé à un nom pour le groupe ?
-Ouais, lâcha Stephan en vérifiant une énième fois qu'aucun câble n'était dénudé, Amnesie.
-Amnesie ? »
Trois mentons plongèrent à la même seconde pour acquiescer.
« Et pourquoi Amnesie ? »
Stephan se mordit la lèvre, Anton fixa les baguettes que Leon lançait en l'air et Raphaella se plongea toute entière dans la contemplation du micro qu'elle dépliait. Le silence fut tel qu'il intrigua le plus jeune. Les bâtons cessèrent leurs cabrioles, cédant la place au son de la pluie qui continuait de tomber au dehors. Plac, plac. Comme si le ciel menaçait de leur tomber sur la tête.
Stephan fit fuser un son au hasard pour chasser le malaise.
« En fait... »
L'odeur entêtante de désinfectant et d'antibiotiques lui retournait l'estomac.
Raphaella n'osa pas inspirer à fond de peur de vomir. Elle n'osa pas non plus lâcher la main que sa mère serrait trop fort dans la sienne. L’ascenseur martelait les étages d'une voix mécanique, vidant son flot de visiteurs à chaque palier. Sixième étage. Son père lui pressa les omoplates et elle posa ses chaussures cirées sur le carrelage en damier vert menthe et rose. Elle fit la grimace.
Ce qu'il pouvait être moche.
« Maman, c'est nous. »
Il avait à peine toqué à la porte, des fleurs plein les bras. Miriam se dirigea vers le vase d'où pendaient leurs jumelles fanées et déflorées à en perdre toute allure. Raphaella la regarda les empoigner sans la moindre précaution, une boule en équilibre au fond de la gorge.
Allongée dans le grand lit blanc, au milieu de cette chambre impersonnelle et aseptisée, Marlene Lueger n'avait jamais parue aussi petite.
« Ah, Konstantin, tu es revenu... Tu en as mis du temps, pour aller chercher à manger. »
Ça faisait longtemps qu'il avait arrêté de la contredire ; il préférait lui tenir la main quand elle la tendait vers lui, c'était tellement plus facile. Tellement moins douloureux.
Stefan s'assit près de son père, Anton déclina le siège qu'on lui désignait et resta debout près de sa mère, la mine basse. Raphaella toucha le lit du bout des doigts, essayant d'oublier le quiproquo quotidien qu'ils se livraient tous dans cette chambre depuis des années. Tous les mois, presque toutes les semaines.
Ça brûlait. Elle retira ses doigts de la couverture brune, comme électrifiée.
Mets bien tes mains devant ta jupe, ma chérie, lisse ton chemisier. Raphaella avait l'impression de s'être faite belle pour une visite au cimetière. Et c'était pareil à chaque fois.
« Mon cœur, et si tu chantais une chanson pour ta grand-mère ? La chanson de Noël ?
-Oh, oui ! Tu sais que j'adore cette chanson, ma petite Laura ? »
Nettoie bien tes chaussures avant de partir. La boule était partie à la renverse et s'était écrasée dans son estomac. Elle avait dû toucher son cœur au passage. Raphaella ouvrit la bouche, la referma, sentit les larmes pendre à ses cils. Elle passa une manche rageuse contre son visage et s'enfuit par la porte entrouverte qu'elle claqua dans son dos. Ni les appels de ses parents et de ses frères ni ceux de l’infirmière ne l'arrêtèrent. Raphaella évita maladroitement chariots et jambes, manqua de se briser la nuque sur les marches qu'elle dévalait à toute vitesse. Quant enfin elle tira une poignée au hasard et se laissa aller dans un drôle de réduit, ce fut pour mordre son bras et s'empêcher de pleurer. Ce n'était pas que ça lui faisait rien. C'était que ça lui faisait trop.
On verra quand elle oubliera ton nom, à toi aussi. Tu voudras plus venir non plus.Ils étaient loin, les Noëls passés en famille à chanter autour du sapin. Et ils ne reviendraient pas.
« Mais... Qu'est-ce que tu fais là ? »
La gamine sursauta, dardant un regard à la fois surpris et gêné sur celui qui avait osé pénétrer dans son sanctuaire. La grande silhouette, surmontée de cheveux bruns méchés et d'un air doux, ne la sortit pas à coups de pied au derrière. Il la laissa même parler la première.
« … Je joue à cache-cache. »
L'interne ne resta pas perplexe longtemps. Et plutôt que la sermonner comme savent si bien le faire les adultes, il se glissa à côté d'elle et ferma la porte sur eux.
Raphaella fronça les sourcils, interdite.
« Cool, ça te déranges si je joue avec toi, alors ? Y'a un méchant médecin qui veut me disputer, là. Faut pas qu'il me trouve. »
Les yeux bleus marine s'ouvrirent en grands. Impressionnée, Raphaella en oublia pour quelques minutes les blocs de tristesse qui pesaient sur sa poitrine.
« Tu peux rester avec moi alors. Mais juste un peu. Tu prends de la place. » Consentit-elle d'un ton important et exagérément pompeux, rajustant la broche en forme de rose qui tirait sur la poche de son gilet.
-T'es sympa, miss. Je te dois ma survie.
-Je m'appelle Raphaella.
-Raphaella ? C'est joli. Moi c'est Felix. »
Elle laissa un pinceau invisible peindre un sourire radieux sur ses lèvres pâles.
J'espère que tu l'oublieras pas, toi, mon nom.
« C'est bizarre... »
Anton haussa un sourcil par dessus son bol de céréales.
« De quoi ? Y'a un cafard dans ton petit-déj' ?
-Naaaaan... C'est bizarre quand j'avale. On dirait que j'ai comme une boule, là. »
Il regarda sa sœur palper sa gorge, un rire au bout des lèvres.
« Bha, ça doit pas être grave. T'as qu'à attendre, ça finira par passer. »
Elle acquiesça, bêtement rassurée par les mots de son grand-frère
Juillet 2023, Salzbourg, Autriche.Rien n'était comparable au tonnerre d'applaudissements et aux hurlements d'enthousiasme qui suivaient la dernière syllabe, le dernier son de guitare, de batterie ; et rien ne remplacerait jamais la sensation de brûlure imprimée sur les lèvres d'un rouge vif de Raphaella, comme un baiser brûlant de méduse. Ses doigts lourds de bagues aux ongles peints en noir glissaient sur la hampe du micro. Il fallut que Stefan la tire jusqu'en coulisses pour qu'elle s'arrache à une scène sur laquelle elle aurait aimé passer sa vie.
C'était enivrant, c'était
tout.
Aussitôt les quelques marches de métal descendues, les membres du groupe fondirent les uns sur les autres, à grand renfort d'embrassades et de félicitations confuses. Raphaella avait les poumons en cendres, et presque plus de souffle pour s'exclamer. Chaque parole lui raclait douloureusement la gorge ; pas assez cependant pour la faire taire.
« Ils ont aimés, ils ont aimés !
-On a fait un strike, ce soir ! »
Anton était parti serrer la main à tous les portemanteaux des vestiaires, euphorique. Le plus petit des garçons, un latino au teint basané, passa un bras autour de la taille de Raphaella, qui lui laissa complaisamment une marque de rouge à lèvres sur la joue en guise d'autographe.
« Tu vois que t'as bien fait de rentrer dans le groupe, bientôt tu seras super célèbre toi aussi.
-Ouais ouais, je vois ça d'ici : « Jorge Velasquez, un exemple d'insertion sociale : il joue dans un groupe satanique et pousse les adolescents au suicide ». »
Il évita le soufflet de sa petite-amie, hilare.
« Sale mexicain, va ! Je vois pas comment des chansons qui parlent de loups-garous pourraient pousser au suicide !
-Vénézuélien, chérie. Et c'est dans la tête des gens. Tu sais. Des hommes politiques. »
Le temps qu'Anton revienne victorieux de son tour de piste, les quatre autres membres se tordaient de rire à s'en briser la moitié des côtes. Il mit les mains sur ses hanches et leur jeta un regard intrigué.
Sur la scène, les notes moins violentes d'un autre groupe commençaient à agiter la foule.
« Quoi, vous êtes déjà saouls ? C'est pas cool, moi qui prévoyais d'aller fêter ça quelque part !
-On est parfaitement sobres, statua Leon en tentant de retrouver un minimum de sérieux, les joues humides, mais... mec, pourquoi t'es à moitié à poil ?
-Les portemanteaux sont réceptifs à mon sex-appeal de ouf. »
A se demander qui était le plus saoul d'entre eux. A se demander aussi comment Stefan parvint à les faire sortir sans rien faire exploser et comment ils arrivèrent en un seul morceau au bar – celui qui appartenait au père d'un ami de Stefan, colosse qui avait fait de la taule, joliment nommé « L'Underground ». Malgré les supplications des adolescents, en particulier Anton qui clamait à qui voulait l'entendre qu'il était quasiment majeur, les boissons alcoolisées furent proscrites et ils eurent droit à un drôle de cocktail fluo à la place. Même sans alcool, ils finirent la soirée à rire et se défier en duel avec les pailles translucides. Certains clients réclamèrent une chanson qu'ils se pressèrent de donner à cinq voix, les paroles emmêlées par les oublis et Jorge qui chantait pire que s'il avait prit dix verres avant.
« Et je sais plus la suiiiiite bordel quelle idée de faire des paroles aussi compliquées, bro' ! »
Raphaella s'accrocha à Anton et ne le lâcha plus de toute la soirée, comme le rire qui avait prit sa cage thoracique en otage.
« Amnesie au pouvoir ! »
Don't worry, be happy.
« Eh, maman, papa, j'ai quelque chose à vous montrer !
-Qu'est-ce qu'il se passe, ma chérie ? »
Le sourire de Miriam fondit comme neige au soleil à la vue de la chevelure de sa benjamine, qui avait déboulé dans le salon avec l'énergie d'une fusée en plein vol. Insensible au malaise palpable de sa mère, Raphaella secoua sa frange rose, aux anges.
« C'est beau, hein ?!
-Raphaella, qu'est-ce que tu... Miriam ?! »
La seconde d'après, elle fut un peu moins jouasse, mais sûrement parce que la quadragénaire venait de s'écrouler sur son mari. Lorsque ce dernier leva vers elle des yeux qui hésitaient entre incompréhension et « destruction immédiate de toute forme de liberté jusqu'à tes vingt-cinq ans révolus », elle trouva bon de s'exclamer, catastrophée :
« Elle était pas
vraiment censée s'évanouir ! »
Raphaella roula d'un bout à l'autre de son lit, fixant tour à tour les posters accrochés aux murs pêche et le réveil digital en forme de crâne qui indiquait 3h30. Elle avait rallumé sa lumière une heure plus tôt, vaincue par l'insomnie, mais même les lectures imposées par le lycée n'avaient pas réussi à la faire replonger. Elle fit sauter une peluche de Jack en l'air, comptant les secondes qui s'égrenaient lentement et les gouttes qui frappaient la vitre, tam tam régulier. Dehors, il y avait de l'orage.
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9...
Un grondement sourd coupa court à sa réflexion. Grimaçante, elle se tira de ses draps pour observer le ciel zébré de lueurs fuyantes. Elle dessina un cœur mal fichu à travers la buée. Son reflet pâle lui renvoya un regard indécis et angoissé.
Depuis quelques temps, elle n'arrivait plus à chanter aussi bien qu'avant. Elle avait mal à la gorge. Et ça ne passait pas.
Impatiente de pouvoir remonter sur les planches, elle avait décidé d'en parler à ses parents au cas où les choses ne s'amélioreraient pas d'elles-mêmes. Peut-être qu'il était temps d'aller chez le médecin et de se faire refiler des antibiotiques dégueux pour deux semaines. A côté de la santé, qu'est-ce que ça coûtait de patienter trois quart d'heures dans une salle d'attente ? Ça n'aurait pas été la première fois.
Allez savoir pourquoi, Raphaella sentait son cœur battre à tout rompre à cette idée – pour mieux dérailler. Elle entendant encore Anton lui assurer que ce n'était rien et qu'il fallait juste attendre que ça passe.
Elle déglutit et sentit une brûlure immonde lui lacérer la gorge.
« C'est pas le moment de choper une angine », grogna-t-elle, la voix éraillée en plus d'être tremblante. Elle rampa sous la couette, résignée à voir le sommeil la narguer sans daigner lui fermer les yeux.
« Hein ? »
Ce n'était pas drôle d'être assise là à son tour. Vraiment pas.
Par réflexe, elle chercha Felix des yeux.
« Vous vous fichez de moi ? »
Elle ne savait même pas pourquoi elle avait demandé ça, tant elle avait peur d'entendre la réponse.
Le signe de dénégation du médecin brisa quelque chose en elle. Ses poumons se remplirent d'eau. Ses yeux aussi.
Mais elle n'éclata pas en sanglots. Pas ici, pas devant lui. Pas devant tout le monde.
Fuck you, god. Fuck you.
And I find myself trying to stay by the phone
'Cause your voice always helps me to not feel so alone
Allongée sur le canapé défoncé, elle avait attendu ce qui lui paraissait être une éternité. Là, étendue comme une princesse toute cabossée, de profonds cernes sous les yeux. Qui aurait donné sa vie pour une junkie de plus ? Anton était parti.
Et elle avait peur de rentrer à la maison sans lui.
Non, non, je vais bien. Je peux me lever si je veux. Je peux rentrer. J'ai pas bu, je vous jure.Le bruit du volet qu'on claque la sortit de ses monologues hypocrites. La voix qui lui susurrait des méchancetés se tut avec l'apparition du jeune homme et de ses beaux yeux bleus – il faisait un joli prince. Trop bien pour elle. Elle soupira pourtant de soulagement en l'apercevant.
Vas-y, relis-moi mon testament, ça me fera plaisir.
« Raphaella ? »
Elle leva la main, le sentit s'arrêter sur ses joues barbouillées de larmes et de maquillage. Elle devait faire peur à voir.
« Je suis moche hein ?
-T'es toujours moche, c'est pas pire que d'habitude. »
Elle partit d'un rire trop aigu qui se termina sur une quinte de toux à n'en plus finir. Le bruit du verre entrechoqué fit tressauter son cœur fragile ; il balayait l'arc-en-ciel du revers de la main, vidait le cendrier qui se para à nouveau des couleurs de l'Angleterre. Un cadeau de Leon, trois ans plus tôt. Incapable de faire le moindre geste, elle le regarda ranger la pièce, l'envie de pleurer lui titillant à nouveau les côtes à travers le tissu de sa robe.
« J'ai envie de vomir.
-Pas étonnant, vu ce que t'as dû ingurgiter. En tout cas, t'as pas intérêt de le faire sur moi, mon manteau est neuf. »
Tiens, oui ; elle ne se souvenait pas de cette veste marron aux coudières noires. Elle avait l'air chère.
Docteur de pacotille, t'es même pas fichu de me recoller correctement.Elle n'osa pas lever les yeux vers Felix, de peur de ce qu'elle aurait pu y voir et qu'elle voyait dans ceux de tous ses proches. La peur, le dégoût, la pitié. Surtout la pitié. C'était partout pareil.
« Allez, lève toi, je te ramène. »
Raphaella se crispa toute entière pour exprimer son refus.
« Pas chez toi, soupira-t-il alors, chez moi. Tu connais le chemin, non ? »
Il la redressa mais la laissa seulement s'appuyer sur son épaule. Sans lui, elle titubait droit dans le mur.
Au moins, il lui donnait l'impression de pouvoir se servir de ses jambes. Un pied devant l'autre, encore et encore.
Les marches, c'était déjà plus dur. Elle repoussa une dernière main crochue d'un claquement sec du talon.
Laisse-moi passer devant, je connais le chemin.
Novembre 2024, Salzbourg, Autriche.« Raphaella ! »
La jupe bien trop courte de la jeune fille cessa de lui battre les cuisses au troisième appel. Il avait beau faire froid, elle s'obstinait à garder ce t-shirt trop court sur le dos, celui qui révélait le rubis brillant accroché à son nombril. Leon lui saisit le bras avec toute la délicatesse du monde, ce qui n'empêcha pas Raphaella de glapir pire que si on l'agressait.
« Qu'est-ce que tu veux, encore ? Lâche-moi !
-T'as vu comment t'es fringuée ? Je te laisserai pas aller où que ce soit comme ça ! »
La remarque lui fit l'effet d'une douche glacée. Elle repoussa le garçon, menaçant de lui enfoncer ses ongles pailletés dans le bras s'il s'approchait à nouveau. L'asphalte froid de la rue fit résonner leur respiration, et le froid se chargea d'en faire de petits nuages blancs qui se dissolvaient une fois la surface crevée. Comme la conscience de Raphaella qui jouait au yoyo et la plongeait pas toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
C'est Leon, c'est pas n'importe qui. Arrête tes conneries.« T'es pas mon père, t'as pas le droit de critiquer ma façon de m'habiller », lâcha-t-elle pourtant sans mesurer le venin qui pouvait sortir de ces paroles et toucher le cœur du garçon qui lui faisait face.
Il vacilla.
Stupide.« Désolé de vouloir éviter que tu te fasses choper par le premier pervers du coin.
-C'est mon problème, pas le tiens.
-Je veux juste t'aider.
-J'ai pas besoin d'aide. »
Ça crève les yeux, faillit répliquer son ami, la bouche tordue dans une grimace à laquelle elle ne put coller un sentiment précis. Perplexité ? Tristesse ? Il en avait peut-être tout simplement assez de courir après une ingrate qui passait son temps à le rabrouer.
Avant, elle n'aurait jamais osé lui parler sur ce ton. Avant, ils étaient les meilleurs amis du monde. Avant, c'était il y avait un peu plus d'un an seulement.
Mais depuis « avant », beaucoup de choses avaient changé. Elle porta une main à sa gorge, écœurée de sentir les vibrations de sa propre voix.
Si ce n'était pas pour chanter, elle n'en avait pas besoin.
« Pourquoi tu voudrais m'aider, d'abord ? Tu me détestes pas, depuis le temps ?
-Je pourrais pas te détester, tu sais.
-Ah oui ? Et pourquoi ? Parce que je fais trop pitié ? »
Son ton vindicatif ne lui échappa pas, tout comme le fait qu'elle était au bord des larmes.
Le Vietnamien la fixa, presque incrédule, tandis qu'elle chassait un sanglot de sa poitrine.
« Parce que je t'admirais, répondit-il doucement, tu étais toujours énergique et tu te laissais jamais faire. Je crois bien que t'as été la seule à vouloir casser la figure d'Hannah et à le faire pour de vrai. T'étais un peu comme un modèle pour moi, tu vois ? Raphaella... »
Elle ne disait rien, plongée dans la contemplation muette du bitume abîmé. Pourquoi faut-il toujours tout mettre au passé ? Et le pire, c'est que c'était de sa faute, et qu'elle le savait.
« T'étais une battante. Pourquoi est-ce que tu agis comme ça ? »
Parce qu'entre avant et maintenant, il y avait trois millions d'années lumières, une distance impossible à combler qui ne se comptait pas sur les doigts d'une main.
« Rentre chez toi, ta mère va s'inquiéter.
-Mais...
-DÉGAGE J'AI DIT ! »
La violence de l'exclamation fit reculer Leon ; plus loin, une fenêtre s'ouvrit, inondant une parcelle de la rue, et un homme en habit de nuit se mit à leur crier dessus. Tête baissée, le plus jeune s'avoua vaincu – pas trop tôt, songea Raphaella, un bloc de ciment en équilibre sur le cœur.
« D'accord, je te laisse. »
Elle n'eut pas le temps de répliquer quoi que ce soit ; une veste lui atterrit en pleine figure, étouffant les plaintes.
« Rentre pas trop tard, okay ? »
Raphaella n'enleva le tissu de son visage qu'une fois les pas de Leon disparus et le grincheux d'en face calmé. Son eyeliner laissa de grosses marques noires sur le pull et sur ses joues. Il était chaud.
Ce qu'elle pouvait avoir froid.
Clac.« Felix ? »
Elle colla l'écran tactile à son oreille. Cachée sous un porche, la veste sur ses épaules, elle tremblait de tout son corps.
« Je peux pas dormir chez toi ce soir ? »
Elle aurait fait n'importe quoi pour que ça s'arrête, quitte à en voir de toutes les couleurs.
Comme un arc-en-ciel.
Elle était restée silencieuse durant toute la visite ; sur le trajet du retour, elle n'avait pas prononcé un seul mot. Une fois la clé dans la serrure, elle s'était enfermée dans sa chambre et s'était assise sur le lit. Elle avait regardé les murs, les étagères, les livres, les peluches, tous les posters, la lampe de chevet ; tous les CD éparpillés près de l'ordinateur et le micro dans un coin de la pièce, tout contre l'armoire beige.
La minute d'après, Stefan la tenait par les épaules pour l'empêcher de se faire encore plus mal. Elle avait les doigts en sang, piqués de coupures, et un tas de CD brisés sous ses pieds.
Le pauvre micro faisait pâle figure, cassé en deux, bossu et inutilisable.
Et elle qui pleurait, hurlait de sa voix cassée, interdisait à Anton d'entrer.
C'était sa faute si elle en était là.
Pourquoi il lui avait dit que c'était rien ? Pourquoi il lui avait dit d'attendre ?
Si ça se trouve, si elle avait consulté un médecin plus tôt... Si, si, si, si...
« Je suis désolé, vraiment désolé. »
Elle s'en fichait. En tête-à-tête avec sa peine, il n'y avait de place pour personne d'autre.
Elle leur avait fermé la porte au nez.
Et elle ne l'avait plus jamais rouverte.