Lèvres pincées, Keane adressa un énième regard désapprobateur aux passants sur le trottoir de l'autre côté de la rue. Il ne savait pas pourquoi, mais aujourd'hui tout le monde semblait s'être passé le mot pour sortir habillé comme un sac. Et puis pas un beau sac, tant qu'à faire.
Il voulait bien admettre qu'ils étaient dans un jeu vidéo, que correctement accorder la ceinture et les chaussures n'était pas forcément le premier soucis de chacun et que la majorité devait profiter de ne plus être dans la "réalité" pour tester n'importe quoi, mais ça n'excusait rien du tout — et ça ne l'empêcherait pas de juger le mauvais-goût là où il le voyait.
Partout, donc.
Les yeux du garçon se déportèrent à cette idée vers sa camarade de marche. Il n'était pas trop sûr de pouvoir parler, en fait. Son amie n'était pas exactement une fashion victim et, sans vouloir manquer de respect à qui que ce soit, sa garde-robe aurait définitivement eu besoin d'un bon dépoussiérage. Elle n'estimait pas sa chance quand il disait avoir passé une nuit affreuse, vraiment ; s'il avait été frais et pimpant, il aurait peut-être trouvé le courage de s'habiller avec plus de classe et de se coiffer élégamment. Peut-être.
En attendant, cette tenue faisait bien l'affaire. Le t-shirt gris-bleu savait se faire discret sous la chemise blanche, le pantalon droit avait un côté distingué sans tomber dans des extrêmes indésirables, et les chaussettes tout comme la ceinture rappelaient joliment le bleu du haut sans se faire trop remarquer pour autant. Montre au poignet et chaussures basses aux pieds, bien sûr, mais cela allait de soi.
Quitte à se décrire, il préférait utiliser les superlatifs que chercher les fautes de goût.
Ce n'était pas Miranda qui allait critiquer sa tenue, de toute façon.

... Quoi que. Il n'était pas très sûr qu'elle soit à son goût, remarquez. Il ne lui avait pas posé la question.

« C'est où, déjà, exactement ? »

Il s'attendait à un "pas loin" aussi vague qu'irritant, mais ce serait toujours mieux qu'un silence borné ou autre "arrête de te plaindre" du même ordre. Il avait quand même le droit de demander s'ils étaient bientôt arrivés. S'ils décidaient de prendre ça comme une plainte, c'était leur problème, pas le sien.
Soit dit en passant, même si n'importe quel type de soin quel qu'il soit avait pour but de le rendre plus présentable et détendu qu'il ne l'était en arrivant, ça ne voulait pas dire non plus qu'il devait arriver hirsute et à bout de souffle.

Sourcils froncés, il fit claquer le talon de ses Derbys contre le pavé avec toute la grâce d'un seigneur, mains glissées dans le chignon improvisé retenant les boucles rousses hors de ses yeux.

Niveau masse de cheveux, lui et Miranda se valaient.

Et comme il tenait à passer un bon moment, pour une fois, il s'appliqua à ne pas grogner. Il n'avait même pas encore de raison de le faire, c'était ridicule.
Il aurait peut-être mieux valu lui offrir des cours de yoga, tout compte fait.

Mon Dieu. Elle venait vraiment de dire "pas loin".
Bon prince malgré l'horreur de la situation, Keane décida tout de même d'attendre, comme elle le lui avait demandé, sans immédiatement lever les paumes les bras les épaules et tout ce qui allait avec pour prendre le ciel à témoin de son désarroi ; c'était presque pire que répondre "oui" à une question ouverte. Ça n'avait rien d'exact. Ça ne voulait rien dire. C'était horrible.
À peine conscient d'exagérer, il pinça les lèvres en ligne droite, l'incarnation même de la vexation silencieuse, lorsque Miranda se pencha pour le laisser observer le plan. Parce que oui, tant qu'à faire, il fallait que tout ses amis ici aient des échasses accrochées aux hanches. Ce n'était pas vexant en soi, il ne faisait pas une fixette malsaine sur les centimètres qu'il aurait aimé avoir en trop, mais ce n'était pas forcément agréable non plus. Devoir lever la tête pour parler à tout le monde lui cassait les pieds, parfois, pour ne pas dire autre chose.
Heureusement que Miranda était sympa, hein. Elle rachetait ses jambes de sauterelles à grand coup de sourires radieux et d'explications exactes, merci mon Dieu.

Rasséréné, il laissa son regard dériver sur la rue devant eux. Ils n'avaient pas intérêt de rater la petite ruelle en question.

« On risque pas de nous entendre crier, non plus. J'espère que t'as un spray au poivre dans tes poches. »

Il ne s'inquiétait pas vraiment, ceci dit. D'une part parce qu'ils allaient faire briller leurs avatars dans le salon fictif d'une ville fictive d'un jeu fictif, d'autre part parce que personne au monde n'aurait distribué des coupons beauté pour attirer d'innocentes victimes. Les femmes adeptes de la manucure-pédicure et des soins de la peau faisaient définitivement partie des plus dangereuses de la planète. Elles avaient toutes trois couteaux dans leurs sacs, en plus d'ongles capables de trancher net des artères, et personne ne lui ferait croire le contraire.
Il avait croisé suffisamment de fashionista sportives pour savoir de quoi elles étaient capables.
Heureusement (ou malheureusement), Miranda n'en faisait pas partie. Lui non plus, d'ailleurs ; encore un peu trop viril et miniature pour ça. S'ils ne voulaient pas faire tache, restait donc à espérer que ce ne soit un établissement presque trop abordable, avec des soins douteux et du personnel très moyennement qualifié — il ne s'était vraiment pas renseigné, pour le coup, et préférait autant ne pas. Quand il se retrouvait avec des places gratuites, il ne disait pas non. Jamais. C'était la règle numéro un de toute son existence, à quelques exceptions près.
Il n'y avait rien de glamour à s'auto-proclamer roi des offres promotionnelles, cela étant, donc il décida de se congratuler en silence.

« Je t'autorise à m'abandonner si on se fait agresser, en tout cas. Tu diras à tout le monde que c'était extrêmement pénible de les avoir connus » ajouta-t-il en haussant les épaules, l'air dramatique à souhait.

Il la laissait définir elle-même la démographique représentée par "tout le monde". Elle ferait un travail admirable, il n'en doutait pas.
Ce n'était pas comme si elle pouvait prévenir sa famille de son terrible décès, de toute façon, et les quelques personnes qu'il appréciait ici ne se seraient probablement pas trop foulées pour son enterrement pixelisé. Et puis, s'il était mort, il se fichait un peu de ce qui se passait après. Miranda pouvait écrire une ode à sa beauté et Karel sacrifier des carottes sur sa tombe, pour ce que ça lui importait.

L'idée était amusante, mais ça s'arrêtait là.

Encore heureux qu'elle ne compte pas fuir la bataille ; il fallait bien que quelqu'un se dévoue pour les protéger tous les deux. Or, jusqu'à preuve du contraire, son pouvoir et ses muscles oh combien proéminents seraient plus efficaces lors d'une bagarre que ses petits poings et son sourire à dix mille livres. Leur répéter "vous n'avez pas envie de me faire du mal" fonctionnerait peut-être, un peu, mais il n'était honnêtement pas sûr de réussir à se concentrer suffisamment pour que ça les empêche de lui casser la figure. Les brutes épaisses avaient tendance à être bêtes, mais influençables ? Aucune idée.
L'idée tira une grimace à sa majesté. Il emmènerait une bombe lacrymogène, la prochaine fois. Juste au cas où. Des fois que Marin ne réussisse pas à tuer des hommes de main surentraînés uniquement avec ses petites bulles, des coups de sac et la juste dose de flatterie.

Sourcils froncés, il dut effectuer un freinage artistique pour pouvoir suivre Miranda sans devoir reculer. On ne lui avait jamais appris à prévenir AVANT ? Le monde partait vraiment en vrille, c'était affligeant. Certaines choses auraient dû aller de soi, chez des personnes civilisées. Un minimum de politesse. De prévoyance. Et cetera. Est-ce qu'elle aurait aimé qu'il dise "j'arrive bientôt" pour défoncer sa porte deux secondes plus tard ? Non. Pas du tout. Les gens normaux n'auraient pas aimé, en tout cas.
Il n'était pas sûr qu'elle soit normale. Mais peu importe — il avait quand même raison, et c'était l'important.

« T'es le pire. GPS. De tout les temps, maugréa-t-il en lui donnant un petit coup d'épaule dans le bras, nez plissé par l'agacement. Une étoile sur Yelp. Et ta toute petite ruelle est pas du tout user-friendly, laisse moi te le dire. »

Un sumo n'aurait pas pu y passer. En 2025 — ou même plus, maintenant ? — c'était tout bonnement inacceptable. Pas du tout inclusif.
Les ruelles étroites et obscurcies par les bâtiments le rendaient un peu claustrophobe, tant qu'à faire, et il détestait ça. La localisation du salon ne l'avait pas choqué sur le coup, mais maintenant il regrettait un peu de ne pas avoir mieux étudié la carte. Si c'était vraiment le seul passage pour y accéder, il ne manquerait pas de leur faire remarquer qu'il était temps de revoir l'agencement de leurs foutus pixels à deux balles.
Il ne savait pas trop comment ça fonctionnait, et l'idée lui donnait le vertige, mais logiquement ils auraient dû pouvoir effacer un bâtiment en quelques clics depuis leurs gros ordinateurs ; non ? Ce n'était jamais que des données. Les seules choses un tant soit peu vivantes, ici, c'était eux.

Et encore.

Un milliard de soupirs coincés dans sa joue gonflée, il revint cogner dans l'épaule de la brune.

« Pourquoi j'ai accepté de te gracier de ma présence. »

Ce n'était pas posé comme une question dans la forme, et il n'attendait pas de réponse particulière. Elle ne risquait pas de savoir à sa place. Ceci dit, il se posait vraiment la question. Il aurait pu faire autre chose. Pourquoi il préférait se socialiser à un après-midi tranquille dans ses draps ? Ça ne risquait pas de lui être utile sur le plan professionnel, non plus.
Ça l'aidait à ne pas trop penser à l'extérieur, par contre. Un bon point.
Il perdait son temps, dans ce jeu.

Ah ! Les soins étaient proposés gratuitement, c'est vrai. Voilà l'explication rationnelle et logique et crédible. On ne refuse pas quelque chose de gratuit.

Son cerveau, rassuré, se remit en mode croisière.

Miranda rit de bon cœur avec la réaction d'Alcyon. Non, vraiment, c'était marrant.

« Tu étais prévenu, pourtant ! »

Hey, elle lui avait bien dit qu'ils allaient tourner à un moment, non ? Mais elle n'allait pas se plaindre de son caractère, la jeune femme y était déjà suffisamment habituée d'une certaine façon. Heureusement aussi que ses compétences en guidage n'avait rien à voir avec son métier actuel. Autrement, oui, elle s'en serait fait un petit peu plus. Ses manières ne l'empêchaient pas d'avoir quelques accidents, certes. Des soupes renversées, des boîtes de nouilles explosées ou des nems écrasés ... Dans ces cas-là, elle n'hésitait pas à dédommager elle-même les clients avec une part de sa paie. Son patron était resté compréhensif aussi et avait amélioré le packaging des livraisons pour éviter le plus possible les problèmes. Elle-même se mettait bien sûr au défi de faire un maximum attention. Tout ça pour dire que Marin avait de la chance. Pas sûr que dans la vraie vie ça aurait été pareil.
Lorsqu'elle sentit de nouveau une tape dans son épaule, la demoiselle pivota sur le côté sans s'arrêter et enroula ses bras autour de Keane tout en lui offrant un énorme sourire :

« Vous êtes bien trop bon ! »

Même avec le garçon enlacé, Miranda continuait de marcher tranquillement et l'entraînait ainsi dans sa course. Vu la taille de la ruelle, ça l'obligeait à se tordre quelque peu mais, franchement, elle s'en fichait bien.
Malgré son énergie, elle n'avait pas plus hâte d'aller au salon de beauté qu'à autre chose. Elle n'était même pas sûr de ce qu'on allait leur faire faire et ne pouvait juste que s'imaginer avec Keane tartinés de masque au concombre ou de boue.

« Tu sais, avant d'avoir peur de cette ruelle. Peut-être que nous devrions plutôt s'en faire pour ce salon ... »

Plissant des yeux, elle laissa le mystère flotter avant de continuer :

« Imagine que ce soit un réseau de kidnappeurs. Attirant les proies potentielles avec des soins gratuits. »

Ce n'était peut-être pas drôle et si tout le monde vivait dans la paranoïa comme ça, on ne s'en sortirait pas mais ... Le monde virtuel ne devait pas être parfait et il ne devait pas y avoir que de grands naïfs comme elle pour s'y coincer. Il devait y avoir des criminels parmi eux, peut-être même plus proche qu'elle n'oserait l'imaginer ...?

Le contact physique fit grogner Keane, mais il ne chercha pas non plus à s'en défaire. Ses câlins étaient acceptables. Le fait que Marin soit une des rares personnes à bien vouloir lui en faire (et à laquelle il ne soit pas profondément allergique, aussi) jouait un peu. S'il la repoussait tout le temps, même les plus lentes de ses petites cellules grises finiraient par comprendre qu'il n'aimait pas ça.
Or, aussi têtu et précieux soit sa majesté par moments, il n'avait pas envie de se retrouver privé de contact physique pour le restant de ses tristes jours uniquement pour une question d'ego. Comme l'avait si bien dit la rose, pour voir des papillons, il fallait supporter quelques chenilles de temps à autre.
Marin était la chenille ET le papillon, pour le coup — mais il se comprenait. Quand il aurait besoin d'un câlin, il serait content d'en avoir un.
A supposer qu'il en ait besoin un jour, mais. Mieux vaut prévenir que guérir.
Il était architecte, pas maçon.

« Tu sais, avant d'avoir peur de cette ruelle. Peut-être que nous devrions plutôt s'en faire pour ce salon ... »

Ahun... Sourcil haussé, à l'écoute, Keane attendit qu'elle développe. Il ne comptait pas avoir peur de quoi que ce soit — à moins que l'endroit soit hanté, à la rigueur, et dans une réalité virtuelle ça faisait tout de suite moins flipper — mais voulait bien jouer le jeu du complot. Supposer des choses terribles là où il n'y avait rien du tout aidait à faire passer le temps. Tant que le serial killer n'existait pas réellement, ça pouvait même être drôle : d'autant plus si ça pouvait ennuyer ses amis au passage.
Il avait une notion toute particulière de la manière dont il fallait traiter les gens qu'il aimait. Mais ça, ses proches en avaient l'habitude.
Appuyé contre Miranda, il fit la moue. Le fait qu'ils soient en plein dans une partie de Sims enlevait du charme à l'idée d'un kidnapping, mais. Ça restait plausible. Tout pouvait le devenir, à condition de creuser assez loin.

«  Okay, mais pourquoi. » Keane était rationnel dans l'âme ; il avait besoin que tout fasse sens, en plus de vouloir tout comprendre. « Ils veulent nous revendre ailleurs ? Nous transformer en cobaye pour qu'on teste leurs soins bizarres jusqu'à la mort ? Est-ce que y'a vraiment des soins, du coup. »

Très important à savoir. Toute bonne organisation criminelle savait qu'avoir un commerce réel pour faire diversion était de la plus haute importance. On les aurait vite repérés, sinon. Surtout dans l'ère de l'informatique et des médias.
Sauf que c'était de kidnappeurs sur Euphemia, qu'ils parlaient. La qualité n'allait pas forcément de soi (malheureusement).
Après une brève réflexion, il fronça les sourcils.

« Attends, attends. Est-ce que tu crois que des joueurs pourraient créer une organisation de malfaiteurs et kidnapper d'autres joueurs pour les forcer à faire je ne sais quoi ? Théoriquement, précisa-t-il. Ou que le jeu puisse contenir des PNJs qui kidnappent des joueurs pour leur faire vivre une super expérience plus vraie que nature. »

Dans les deux cas, ça l'intéressait. Pour des raisons totalement arbitraires. Jamais il n'aurait voulu y participer — nooon, pensez-vous. Pas du tout son genre. Il respectait beaucoup trop la loi et les créateurs de ce ma-gni-fique jeu pour vouloir leur causer du tort. Jamais de la vie.
Mais bon ; dans l'idée. Quitte à se faire kidnapper un jour, juste histoire de, autant que ça arrive dans un environnement totalement sécurisé où les kidnappeurs pouvaient être neutralisés d'un petit coup de paradoxe dans la tête.

... Et c'était un fantasme assez courant, en fait, maintenant qu'il y pensait. Peut-être qu'il y avait un filon à exploiter.

Keane eut l'air intéressé par la tournure de leur conversation et, passée une courte surprise, Miranda n'en fut que ravie. Son cerveau s'invita donc plus en profondeur dans la théorie pour essayer de répondre à la curiosité du garçon, ce qui fit d'ailleurs ralentir leur rythme de marche.
Elle ne pensait pas qu'il y avait forcément un lien entre la couverture salon de beauté et les raisons du kidnapping. Pourquoi faire tester des produits ? Si les soins étaient un prétexte pour attirer le chaland slash victime potentielle, ils devaient bien se ficher de leur qualité, non ? Quoique il fallait aussi tout de même faire de la publicité au commerce et donc garder des clients heureux dans la nature. Sinon peut-être que c'était deux passions parallèles, l'envie de kidnapper et de prendre soin de la beauté des gens.
De son côté, Keane avait orienté sa réflexion sur le statut même des kidnappeurs : joueurs ou PNJ ? C'était sûr que selon la situation, les mobiles d'action ne pouvaient être les mêmes. Des PNJ pouvaient même n'avoir aucune raison du tout de faire ce qu'ils faisaient. Est-ce que le Father aurait pu programmer des personnages dont le but était juste de tuer ou s'occuper d'un réseau de prostitution ou d'esclavagisme ? Bizarrement ...

« Les deux doivent être possibles. Tu vois bien Crimson District. Ce ne sont pas que les joueurs qui ont rendu le quartier aussi glauque de base. »

Qu'est-ce que c'est cool de jouer aux vendeurs de drogue et de se piquer avec des aiguilles sales dans des ruelles malfamées. Elle, elle s'en fichait un peu et l'ambiance abusivement clichée la faisait même rire de loin. Puis elle se rappelait que des gens trouvaient ça marrant pour de vrai.

« Après il y a des gens pour qui ça doit être un plaisir de kidnapper des gens, pour les torturer ou n'importe quoi parce qu'ils s'ennuient ? »

Après avoir fait le tour de toutes les possibilités qu'offraient le jeu, certains pouvaient se sentir pousser des ailes et faire des trucs qu'ils n'auraient jamais fait dans le monde réel. Désinhibition totale. Ah, mais c'est pas la vraie vie, ça doit être cool d'essayer de tuer quelqu'un. Chacun ses rêves ? Elle supposait en retroussant le nez. Certains demandaient bien des pouvoirs assez particuliers.

« Mais d'un point de vue plus pratique ... Comme tu disais, certains pourraient peut-être les utiliser comme cobayes mais pour trouver un moyen de sortir d'ici. Du jeu, je veux dire. Tu en penses quoi ? »

Voilà, si certains s'amusaient bien au sein du virtuel, ce n'était pas le cas de tous. Et si la majorité restait passive en attendant que quelque chose ou quelqu'un les sorte de là, d'autres ont sûrement vite fait de se retrousser les manches. Soit en faisant tout exploser, soit en essayant d'autres alternatives ... Miranda essaya d'imaginer comment on pourrait essayer de renvoyer l'esprit digitalisé d'une personne chez elle. Quel genre de bidouilles ça pouvait demander. Ça lui donnait envie de se renseigner auprès d'un informaticien.
En tout cas, à force de réfléchir tout en continuant à marcher, l'enseigne colorée et décorée de fleurs du salon de beauté apparut finalement. Leur destin serait bientôt scellé.

Keane roula des yeux ennuyés à l'évocation de Crimson District. C'était tellement ridicule. "Qu'on est méchants hinhinhin on porte du cuir et on se drooogue" — clairement pas, d'ailleurs, parce que sinon ils n'auraient pas eu l'air de beaux gosses sortis tout droit d'un film érotique mal écrit. Tr0p d4rk, lol. Tellement sexy et subversif.
S'il montait une entreprise de kidnapping, au moins, il saurait où aller chercher ses clients. Tous les gens un peu mignons qui avaient voulu aller là-bas avaient clairement un trip SM du côté masochiste de la force. Les blondes débiles qui riaient comme des ânesses dès qu'un mec violent les menaçait. Elles risquaient pas d'aller très loin dans la vie, celles-là. Ce seraient les premières à finir battues dans le monde réel. Il les plaignait un peu.

Mais un peu seulement. Elles le méritaient plus qu'à moitié.

Et évidemment que dans le tas, il devait bien y en avoir qui prenaient leur pied à torturer les autres. De ce qu'il en savait, les casques avaient été envoyés un petit peu au hasard ; ou pas après une longue étude de chacun, en tout cas. Ça l'aurait étonné qu'il n'y ait aucun désaxé dans le tas. A se demander comment ils comptaient gérer les dangers publics. Ils ne pouvaient pas les enfermer en taule ad vitam aeternam, si ?
Une petite voix dans sa tête lui disait qu'ils n'en avaient pas grand chose à faire. Father se tapait le pire power trip de l'univers. La vie des autres, ça devait être le cadet de ses soucis. Quoi qu'il essaie d'en faire croire par moments.

« C'est possible. J'en sais rien, grommela-t-il. Ça m'étonnerait qu'on puisse faire quoi que ce soit de l'intérieur, mais pourquoi pas hein. Au moins ça les occupe. »

Et au moins, ils faisaient quelque chose. Pas comme d'autres.
Il chassa l'idée d'un soupir. Pas de quoi s'en vouloir. Il était juste réaliste. Attentiste ou pas, il n'avait aucun moyen de faire quoi que ce soit. Il comptait sur les autorités compétentes pour aller démonter le cerveau du big boss et les récupérer un par un.
Difficile d'imaginer qu'ils n'avaient pas encore réussi à l'arrêter ou à trouver comment les ramener, franchement. Le mec n'était pas non plus le plus grand génie de tous les temps. Pas le fils du président. Pas Dieu.

Il aurait tout donné pour savoir ce qui se passait de l'autre côté de l'écran invisible. Vraiment.

Et puisqu'il ne pouvait pas, faire tout sauf ça lui paraissait être la meilleure des solutions.

« Après toi. »

Volontairement affecté, il tint la porte à Miranda et lui fit signe de passer la première. Les dames d'abord.
Dommage que ça ne vaille pas dans tous les moments. Ça aurait été plus juste, comme règle.

Décidant de reléguer à plus tard sa tirade énervée sur les excès du féminisme, Keane se dirigea d'un pas tranquille vers le guichet d'accueil et présenta les bons à la femme qui tenait l'accueil. Il jeta un coup d’œil à Miranda le temps que la secrétaire lui explique les modalités — juste histoire de vérifier qu'elle n'était pas déjà partie se perdre. Il adorait son naturel et sa personnalité, okay, mais elle était aussi sacrément high-maintenance. Il avait toujours à moitié peur de la retrouver le nez dans un aquarium le temps qu'il regarde ailleurs.
Soins du visage, manucure, pédicure, bla bla bla — pas de massages, mais on en fait si vous voulez revenir ce serait vraiment bien — il extrapolait un peu, mais il connaissait les techniques de vente. Il n'était pas stupide.
Il était là parce que c'était gratuit, hein. Pas parce qu'il les pensait hyper qualifiés.
Quand elle eut fini de taper leurs pseudos dans le système, elle se leva et les invita à les suivre. Keane soupira intérieurement (le côté paperasse l'ennuyait à mourir) mais lui emboîta le pas. Et vérifia qu'il n'avait pas perdu son amie en passant. Ç’aurait été embêtant, quand même.

« Veuillez attendre quelques instants, quelqu'un va venir vous chercher. »

Ouiii. De l'attente. Merveilleux.
Jambes croisées, Keane grogna.

« Peut-être qu'on devrait les kidnapper, nous. Ensuite on reprend leur business et on améliore tout. »

Il avait un grand sens esthétique et commercial. Il n'aurait pu qu'améliorer ce à quoi il touchait.

« C'est possible. J'en sais rien. Ça m'étonnerait qu'on puisse faire quoi que ce soit de l'intérieur, mais pourquoi pas hein. Au moins ça les occupe. »

Marin n'était pas aussi sûre que son ami, et fit une drôle de moue alors qu'elle réfléchissait dans un coin de sa tête. S'ils étaient des avatars dans un jeu, en gros ils étaient composés de codes qui les reliaient à tout un tas de choses, dont la matrice. Si quelqu'un ou quelque chose pouvait permettre de lire ces codes ... Une machine, ou un pouvoir ? Ça devait exister, non ? Elle avait vu de ces technologies, dans le coin. Elle était toujours surprise de ne pas avoir croisé de soucoupe volante au marché aux puces. La tristesse à chaque fois.
Enfin après, tout ça, ce n'était que de la théorie.
Elle déroula doucement ses bras de Keane avant qu'il ne l'invite à entrer, geste qu'elle remercia avec un sourire et en soulevant le chapeau invisible de sa tête. Tranquillement, Miranda passa donc la porte les mains dans le dos, le regard curieux se fourrant dans tous les coins jusqu'à ce qu'il n'arrive aux hôtes des lieux qu'elle salua poliment. Comme c'était lui qui avait tous les bons et savait ce qu'il faisait, la jeune femme laissa Keane gérer comme l'adulte responsable qu'il était alors qu'elle écoutait d'une oreille en acquiesçant quand il le fallait. Le décor était banal, pas trop chargé et avec une thématique bucolique. Miranda mettait en doute que ce soit vraiment feng shui, mais peut-être que ce n'était pas non plus le but d'une maison de soins et de beauté ? Il n'y avait même pas de petit Bouddha. En tout cas, rien de suspect pour l'instant. Ils étaient doués.
Docilement, elle suivit le mouvement jusqu'à la salle d'attente et s'installa machinalement bien que ses jambes avaient toujours la bougeotte.

« Peut-être qu'on devrait les kidnapper, nous. Ensuite on reprend leur business et on améliore tout. »

Du Keane tout craché. Miranda croisa les jambes et remonta ses lunettes invisibles (beaucoup d'accessoires invisibles) avec un air sérieux :

« Je t'ai déjà dit que je faisais des études de commerce ? Sauf si tu comptais sur moi pour masser les clients ? »

Elle improvisa des prises de karaté avec ses bras. Pour ceux qui avaient eu la chance d'y goûter, ses massages s'apparentaient plutôt à de la torture et réussissaient à crisper encore plus les pauvres victimes. C'était plus agréable lorsqu'elle essayait de marcher ou de rouler sur leur dos plutôt que de les frapper avec ses mains. Pourtant c'était ce qu'ils faisaient à la télévision. Terrible télévision.
Comme elle ne savait pas combien de temps ils allaient devoir attendre, Miranda se leva de son siège et fit le tour de la petite salle d'attente. Elle éparpilla un peu plus les magazines sur la table au centre, peu intéressée par ceux-ci, avant de se retourner avec les posters et autres tableaux au mur. Et si ... une caméra s'y cachait ?
Afin de tester son hypothèse, elle commença à tâter les décorations murales de façon tout à fait sérieuse et méthodique.

Keane renvoya un regard sceptique à son amie. Des études de commerce. Okay. Pourquoi pas. Il était à peu près sûr d'avoir déjà eu cette information, maintenant qu'elle le disait — et comme la fois précédente, à priori, il ne put s'empêcher de la ranger du côté "haha ce qu'on se marre" de sa mémoire.
Non mais sérieusement. Imaginer Miranda assise dans une classe de commerce avec d'autres types trop bien habillés prêts à reprendre l'entreprise de papa, c'était juste. Beaucoup trop drôle. Et improbable. Mais drôle, surtout. Il n'arrivait même pas à l'imaginer écouter en cours plus de deux minutes à la suite, alors faire des études ? Très crédible.
A défaut de vouloir la traiter de menteuse (puisque, comble de l'ironie, il la croyait sur parole), il laissa filer un ricanement très aimable.

« Écoute, si le but c'est de les faire payer puis de les faire fuir, tu peux leur éclater les vertèbres. J'y vois aucun inconvénient. »

C'était tellement dépassé, de s'inquiéter de la santé de parfaits inconnus. Il trouvait beaucoup plus important de faire du profit et de permettre à Miranda de s'améliorer. Bon, soit. C'était aux dépends de pauvres dos maltraités. Mais et alors ? Ils s'attendaient à quoi, au juste ? Il fallait bien commencer quelque part. Qu'ils s'estiment chanceux d'être ressortis debout. Ils auraient aussi pu se spécialiser dans le kidnapping via rupture de tendon d'Achille, pour ensuite revendre tout ce beau monde de droite et de gauche dans les divers trafics humains du coin.
Ça le poursuivait, cette histoire, hein. Ça lui apprendrait à penser n'importe quoi.
Plus de films d'horreur pour toi, mon pauvre.
Sourcils froncés, il passa dix secondes à tapoter du talon par terre à regarder Miranda inspecter les murs avant d'en avoir marre.

... Non mais qu'est-ce qu'elle foutait, là.  

Elle cherchait un piège ? Un trésor ? Un piège, conclut-il en la voyant y aller prudemment plutôt qu'en mode rhinocéros. Derrière des posters et des tableaux.
Vrai que c'était trop moche pour être honnête — mais quand même. Un peu de sérieux, s'il vous plait. Si des lance-fléchettes avaient été planqués derrière des paysages démodés ou des publicités criardes, ça ce serait su. Et puis ç'aurait été très mal caché. Et ça aurait tout défoncé en se déclenchant. Pas très malin.
Est-ce que ça l'empêcha de se lever et d'arriver dans son dos ? Non.
Il fallait bien quelqu'un pour la récupérer si elle se prenait un coup de marteau dans le nez. Il acceptait humblement ce rôle. Par pure gentillesse désintéressée.

« Ce truc-là est dégueu. »

Dit-il, toujours aussi aimable qu'un prince en déplacement dans la cité d'à côté, menton posé sur l'épaule de Marin et bras tendu en direction d'un tableau particulièrement moche.

« Tu crois qu'ils vont s'en rendre compte, si on se barre avec ? »

Non parce que tout ce qui est moche vaut cher. Aucun doute là-dessus.

Et pour l'instant, elle faisait chou blanc. Rien dans les cadres ou les toiles en elles-même. Pas d'yeux amovibles dans lesquels mettre les siens et observer les futures victimes potentielles. Rien de suspect, en soi. Que des décorations somme toute banales. Ou bien Miranda n'avait tout simplement pas la bonne méthode, et c'était plutôt vers cette conclusion que la jeune femme glissait petit à petit. Pourtant, elle n'abandonnait pas. Elle n'avait toujours rien de mieux à faire.

« Ce truc-là est dégueu. »

Quand son ami vint participer, elle tourna la tête vers le tableau qu'il désignait et plissa les yeux pour mieux l'analyser. En effet, elle ne pouvait pas dire pouvoir lui trouver grand chose mais n'avait pas confiance en son sens de l'esthétique artistique. Les cours où ses professeurs trouvaient du sens au moindre trait de couleur lui donnaient envie de rouler sous la table. C'était pareil pour les analyses littéraires, de toute façon. Mais si Keane trouvait ça « dégueu », elle le croyait sur parole en pouffant de rire. Il avait tellement de talent pour aller droit au but. Un prince sans fioritures.

« A voir. Et puis on le remplacera par un portrait de toi. Ce sera le début de notre campagne d'amélioration pour reprendre leurs locaux. »

Ce ne serait pas vraiment du vol, en soi. Déjà parce que trop de décorations ce n'était quand même vraiment pas feng shui. Et puis s'ils remplaçaient effectivement un petit lot par une peinture de l'anglais, le seul comportement plausible de leur part aurait été des vagues de remerciements et de fleurs envoyées dans les airs. D'autant que l'idée à présent immiscée dans un coin de son crâne la rendait curieuse. Elle avait besoin de savoir façon expérience sociale s'ils remarqueraient ou non la disparition de ce tableau précisément. En plus, elle ne l'avait pas encore vérifié. Bravo Keane pour être la source d'inspiration de si grandes choses.
Miranda décrocha donc la toile de son mur, à moitié déçue de ne pas trouver de passage secret derrière, et commença seulement à réfléchir à où elle allait pouvoir le mettre ... quand une voix vint s'excuser auprès d'eux et leur demander ce qu'ils faisaient exactement. Tournant la tête, ils purent voir une petite employée toute mince en uniforme rose faisant une grimace circonspecte face à ... leur comportement ?

« Bonjour ! »

Commença joyeusement Miranda comme si tout ce qui se passait était normal.

Le rire de Marin fit tressauter l'épaule sur laquelle il s'appuyait. Tant mieux si ça l'amusait, hein ; il fallait bien que les tableaux moches servent à quelque chose, à défaut d'être esthétiques. Des années de vie de gagnées pour les gens pleins de bon goût et d'imagination. Lui trouvait ça plus atterrant qu'autre chose, pour être honnête, mais il n'était pas non plus du genre à rire pour un rien. Son petit côté Debbie Downer, hein.
Grâce à ça, en attendant, il charmait tous les optimistes du coin. Ils adoraient trop rendre service à l'humanité en le compensant.
Vu ses amis, il aurait eu du mal à nier. Ils le compensaient totalement.

« A voir. Et puis on le remplacera par un portrait de toi. Ce sera le début de notre campagne d'amélioration pour reprendre leurs locaux. »

Mmmh. Keane fixa le tableau plus fort, moue aux lèvres, puis hocha pensivement la tête. Un portrait (correctement peint) de lui aurait été nettement plus agréable à regarder que cette horreur, c'est sûr. Ça faisait un petit peu hautain, dans le genre "je suis le roi de la France et je vous emmerde", mais Keane ne demandait pas mieux que de devenir roi — alors dans l'esprit de la monarchie, il pouvait bien accepter une ou deux largesse de temps en temps. Ce n'était jamais qu'un selfie grandeur nature, au fond. Entre le mur du salon ou la page insta, l'égocentrisme restait similaire.
En d'autres termes, on ne pourrait rien lui reprocher du tout.
Bras croisés, en pleine étude de la couleur qu'il aurait fallu mettre sur les murs pour faire ressortir ses yeux sans que ça jure avec ses bouclettes (les joies d'être roux, n'est-ce pas), il jeta à peine un regard à Miranda lorsqu'elle décida de décrocher le tableau. Toujours pas de trésor derrière. Ni de piège.
Ça devenait presque décevant, là. Il était à deux doigts d'oublier qu'ils étaient venus pour se faire étaler de la crème dessus, et pas pour démanteler un réseau de gangsters.
L'effet Miranda. Sa propre imagination n'avait rien à voir là-dedans. Non monsieur.

La voix dans son dos le fit sursauter si fort qu'il en jura entre ses dents.
Super. Putain. De timing.
Il pivota à demi pour mieux voir l'employée (un PNJ, à tous les coups), que leur décrochage de tableau semblait perturber au plus haut point. Dans deux minutes elle allait comprendre qu'ils étaient en train de les voler et se mettre à répéter des conneries en boucle et ils iraient en PRISON et il n'avait vraiment aucune envie de se faire traîner hors d'ici avec ce foutu tableau dégueulasse que personne n'aurait voulu voler. Mais alors PERSONNE.

« Bonjour ! »

Le facepalm ne passa pas loin. Elle lui était d'une grande aide, là.

« Il est tombé, on essayait de le remettre, lâcha-t-il en levant les yeux au ciel. Ils sont mal foutus, vos machins. »

Il envoya un coup de coude dans les côtes de Miranda pour la faire acquiescer. Ou la pousser à lâcher le machin en question, au lieu de le garder dans ses mains comme une abrutie.

« Vous avez envie d'en changer, de toute façon. »

Utiliser son pouvoir sur des PNJs ne servait strictement à rien (ils étaient bêtes comme des briques, alors pourquoi s'embêter), mais la voir dire "oh oui c'est vrai on y pensait mais ça ne s'est pas encore fait" eut quand même quelque chose de très jouissif. Juste pour la beauté du geste. Entendre "oh tiens j'avais oublié mais vous avez totalement raison !" le mettait toujours de bonne humeur, surtout quand c'était ridicule.
Trop de possibilités. C'était tentant.