• On a tous un passé :On lui promet une famille, une nouvelle vie, un nouveau début. Karel n’a que sept ans –
déjà – il n’a pas besoin d’une nouvelle vie.
Il a besoin de son père, de sa mère, besoin de familiarité, besoin d’eux et eux seulement, pas de tous ces pseudos-médecins et psychologues.
Ah,
mais papa ne reviendra pas. Papa est parti loin, très loin, parti sous ses yeux, à tout jamais. Mais ses yeux, de quelle couleur sont-ils au final ?
Maman reviendra. Maman a juste besoin d’un moment, d’une pause, maman a... Maman va venir ; ôter le ridicule foulard de son cou, descendre de son perchoir et venir le chercher. Elle n’est pas partie, elle, n’est-ce pas ?
Maman l’aime. Elle est forte, maman.
Une crise, deux crises, cinq crises, et toujours, toujours ces murs blancs.
« Karel, tu vas voir, ils sont très gentils ; tu vas les adorer. »
Karel fugue – il n’a pas besoin d’une nouvelle famille, pas besoin d’un nouveau départ. Il court loin, aussi loin qu’il le peut, parce que maman va venir, et il sera là pour elle, et tout ira bien, maman va...
Il n’y a plus d’air, encore.
Des murs blancs, encore.
« Karel, ta maman est partie aussi, très loin, avec ton papa. Il faut être fort mon chéri, très fort. »
Maman ne reviendra pas.
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La madame sent incroyablement bon, ses yeux sont incroyablement doux, ses mains incroyablement délicate, sa voix incroyablement belle ; Annika Rooiakkers. Annika.
« Bonjour Karel, tu m’as l’air en forme aujourd’hui ! »

Son mari rayonne de joie, sourit de bon cœur et Karel aime la façon dont ses yeux se plissent en deux croissants de lune lorsqu’il lui adresse la parole ; Wilbert.
« On a amené des gâteaux, tu en veux ? »
Karel serre les dents, gigote sur le sofa, mal à l’aise et pourtant... Les gâteaux ont l’air bon, il en mange deux – il remarque qu’il n’y en a aucun auxquels il pourrait faire une réaction. Les Rooiakkers sont gentils, souriant, débordant d’affection et c’est dur, c’est vraiment de leur refuser un sourire.
Ils ne sont pas sa famille, toutefois ça ne lui interdit pas d’être amis avec eux.
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« Wow, vous avez vraiment choisi le plus joli d’la vitrine, hein ? »
La première impression de sa nouvelle « sœur », elle, n’est pas la meilleure. Sanne est petite, blonde et possède une constellation de tâches de rousseurs sous ses noisettes accompagné d’un air particulièrement dédaigneux qui ne lui disait rien qui vaille. Il peinait à croire qu’elle était la fille biologique de sa nouvelle « famille », encore plus qu’elle était de deux ans son ainée.
D’instinct, il se replie sur la chaise, mal à l’aise, terrifié. Annika roule de ses beaux yeux verts, tirant l’oreille de sa fille.
« Ne parle pas comme ça de ton frère, jeune fille ! »
Frère. Il avait beau tourner et retourner le mot dans sa tête, il n’arrivait pas à lui donner le sens qu’il devrait avoir, pas à y accrocher une image. Cette fille ne serait jamais sa sœur, cette femme jamais sa mère, cet homme jamais son père.
Des étrangers.
Ils ne seront jamais sa famille, jamais.
Karel préférerait mourir.
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« Hey maman, tu es sûre que ça va aller avec Karel ? »

Il n’est certainement pas censé l’entendre, il est censé être profondément endormi – seulement il ne fait que semblant, parce que c’est plus simple de cette manière, de les éviter. Cela fait une semaine à présent, une longue semaine depuis qu’il est arrivé chez les Rooiakkers – une semaine qu’il n’articule pas plus d’un mot par phrase. Sanne cherche même pas à le provoquer, ni même à l’embêter ; on le laisse tranquille – et étrangement, il n’en est pas plus satisfait.
La mère lui caressait doucement les cheveux, assise sur un bout du grand lit, tandis que la fille la regardait de la rocking chair, tortillant une courte mèche blonde entre ses petits doigts, distraite. Annika sourit.
« Tu sais, il va certainement lui falloir du temps, ma chérie, mais je suis certaine que ça va aller. Il a l’air d’être un garçon fort. »
Sanne hoche la tête, puis c’est le silence, bercé par ses respirations calmes tandis qu’ il se force à garder les yeux fermés sur le mur bleu. La main dans ses cheveux est agréable, rassurante et peut-être bien que c’est la thérapie la plus efficace qu’il ait jamais eue.
« Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, maman ? Il a toujours l’air si triste... »
La main s’arrête, il sent Annika se raidir avant d’à nouveau recommencer son petit rituel, répondant cette fois-ci à mi-voix, comme de peur de le réveiller.
« Il a perdu beaucoup de gens, beaucoup de chose, beaucoup, beaucoup souffert et ce genre de blessures ne se soigne pas si facilement, tu comprends ? Il lui faut du temps, et beaucoup, beaucoup d’amour. »
Un petit « oh » de compréhension s’ensuit et la chaise cesse de grincer.
« Tu crois que... Tu crois qu’un jour, il m’appréciera ?»
Annika laisse s’échapper un petit rire avant de se lever pour aller déposer un baiser sur la joue de sa fille, main glissant dans ses cheveux blonds.
« Ça dépendra de toi, Sanne, tu le sais bien – et de lui. »
La jeune fille marmonne quelque chose qui fait à nouveau rire sa mère et Karel sert les draps contre lui, se mord la lèvre pour ne pas pleurer parce que c’est trop cruel, tellement cruel. Même s’il le voulait, ça ne serait jamais sa famille, jamais complètement – c’est mieux de ne pas s’attacher, ils disaient au centre que si ça ne fonctionnait pas, il reviendrait. Pour y faire quoi ? Attendre la prochaine famille, y retourner, attendre, y retourner, sans arrêt.
Karel n’a plus de famille, c’est simple. Une famille, on n’en a qu’une, pour la vie, et si on la perd, on la perd à jamais, il n’y a pas de substitut.
Les adultes sont idiots pour penser que c’est une possibilité d’ainsi remplacer une famille entière–il irait mieux s’ils arrêtaient de prétendre que ça pouvait changer ; ça ne veut pas dire que les baisers de sa mère ne lui manque pas, ça ne veut pas dire qu’il n’aime pas la main d’Annika dans ses cheveux et n’apprécie pas l’inquiétude de Sanne.
Ça ne veut juste rien dire, venant d’étrangers.
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« M&Ms ? »
Karel ne sait même pas pourquoi Sanne lui pose la question puisque la seconde d’après, il se retrouve avec une platée de la friandise dans la bouche et vas-y mon vieux, dépatouille toi avec ça. Il avait appris à faire avec ça, et beaucoup d’autres choses.
Sanne était brusque, mal habile, taquine au possible lorsqu’elle ne grognait pas après tout le monde – mais elle essayait, elle faisait de son mieux et fond, c’était touchant. Il aurait juste aimé qu’il ne s’agisse pas de pitié.
« T’es pas allergique à la cacahuète, hein ? » s’enquit-elle soudain, catastrophée.
Ah oui, la blonde ne pense jamais avant d’agir, c’est bien connu. Karel roule des yeux, étouffe un sourire et agite la tête négativement. La plupart du temps, il n’y a que les légumes et fruits qui veulent le tuer. Elle soupire longuement de soulagement, n’ayant visiblement pas oublié la peur panique lorsqu’elle l’avait envoyé à l’hôpital deux mois auparavant avec une simple tartelette. « Mais je vois même pas la fraise dedans ! » avait été la seule phrase qu’elle avait pu sortir pendant toute une semaine – et vraiment, Karel ne lui en voulait pas, à cette pauvre fille, elle n’aurait pas pu savoir, surtout que la liste continuait de s’allonger par épisode désagréable. Si cela continuait, il allait finir à l’eau et au pain.
Mais non, pas l’arachide – allez y comprendre quelque chose, vous.
« Tu sais, fit-elle soudain, yeux rivés sur l’écran de télé, t’es plutôt cool en fait, comme mec. »

Bien que Karel n’ait aucune idée de ce qui avait pu déclencher une telle déclaration, il accepte le compliment avec grâce, avalant à la hâte le restant de friandise.
« Merci. Toi aussi, t’es plutôt cool. Comme fille, je veux dire. Parfois. »
Bon, okay, très souvent même. Elle faisait vraiment des efforts.
Elle hausse un sourcil en sa direction, yeux noisette plissés d’offense, pourtant pétillant de rire retenu.
« Comment ça parfois ? Plus de M&Ns pour toi ! »
Sur ce, elle serre le paquet jalousement contre sa poitrine, l’air victorieux, le rire sur le bout de la langue. Le châtain proteste – évidemment qu’il proteste.
« Tu veux me priver d’une de rares friandises qui ne risque pas de me tuer ? C’est cruel. »
Sanne considère, visiblement profondément touchée par ce discours si plein de sens et de tristesse refoulée. Finalement, elle place le paquet entre eux deux, sur le canapé, replace une mèche blonde échappée de sa queue de cheval.
« Okay, je partage, mais c’est bien parce que je suis cool et que tu es mon super cool frère. »
Frère.
Sans doute avait-elle dit ça par inadvertance – et il s’attendait presque à ce qu’elle se reprenne- mais c’était la première fois que le terme sortait de sa bouche de son plein gré et honnêtement, bam, ça faisait quelque chose. Il pouvait nier et tout rejeter en bloc, son cœur le trahirait à chaque fois, à battre de cette manière.
Mon frère.
Il se sent sourire – rougir même !- et lorsqu’il trouve le regard de Sanne, lorsqu’il échoue à y trouver de la pitié, c’est là qu’il se dit que oui ; oui, il est son frère et il en est fier.
« Merci, ma super cool sœur. »
Elle sourit d’une oreille à l’autre et lui fourre une nouvelle poignée de friandise dans la bouche pour camoufler son embarras, tournant à nouveau son regard humide vers la télé.
« Oh la ferme. »
‘Tu vas me faire pleurer’
Karel a toujours voulu une sœur.
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Il se réveille en criant; encore.
Les flammes dansent sur ses paupières closes, le bois craque sous le poids.
Il peine à respirer, peine à réaliser que tout cela n’est qu’un cauchemar, un simple vestige.
« Karel! Karel regarde-moi! »
Constellation de tâches de rousseurs, yeux noisettes ronds comme des billes, noyés d’inquiétude; Sanne est penchée au dessus de lui, main plaquée sur ses deux joues. Karel tâtonne pour de l’air.
Ou est l’inhalateur?
« Respire, doucement, aller, Karel s’il-te pla- MAMAN! »
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« Monsieur Rooiakkers, voudriez-vous bien, je vous prie, cessez de torturer cette pauvre gomme ? »
Rougissant, le jeune garçon laisse tomber la gomme, ou plutôt la multitude de petits débris qui fut un temps était un magnifique gomme, sur son bureau. Une bonne moitié préfère bien entendu se déverser sur le sol et, bien sûr, Karel se cogne la tête en les ramassant, ce qui eut pour effet de faire pouffer toute la classe en chœur.
Madame Dahl roule des yeux, bras croisés sous la poitrine, visiblement exaspérée.
« D’abord les stylos,, puis les feuilles et la colle, maintenant la gomme... qu’auront-nous la semaine prochaine, Karel ? Le compas ? La règle ? Ou pourquoi pas, voyons... La trousse entière ? »
Le pauvre garçon, accablé, murmure de vagues excuses tout en frottant le derrière douloureux de sa tête, ruinant la coiffure impeccable si péniblement obtenue le matin même. C’était injuste.
Ca n’était pas de sa faute, vraiment, il... Ca l’occupait et nul besoin de dire que ruiner sa gomme était (de loin) préférable à taper du pied tout le long du cours. Rester assis toute la journée à écouter quelqu’un réciter une leçon parfaitement appris, ça n’était juste pas son truc, pas physiquement possible.
La professeure retourne sans plus s’attarder à son cours après un dernier soupir, ce qui laisse à sa voisine, la ô si magnifique Erin Seegers, le loisir de lui ricaner ‘délicatement’ au nez.
« T’veux ma gomme, ‘Rel ? » lui glisse-t-elle aimablement.
Il décline la gentille attention en faisant la moue, n’arrachant de sa camarade de classe qu’un sourire malicieux. Tout le monde pense qu’Erin est une sorte de petit ange en mission sur terre, mais Karel sait. Il sait qu’Erin n’est que le diable incarné vêtu de la peau d’un ange, en mission sur terre, certes, toutefois pour rendre la vie de tout le monde infernale. Longs cheveux noirs comme l’encre de chine qu’elle doit en grande partie à son héritage japonais
(« mon grand-père a ramené ma grand-mère d’un voyage d’affaire, » qu’elle disait), longs cils encadrant une magnifique paire d’yeux gris, la peau blanche laiteuse sans parler de ses traits doux et fins – en réalité, Erin avait tout d’une poupée en porcelaine et tout laissait à présager, à ce que disaient les grands, qu’elle ferait des ravages plus tard. Pas qu’elle n’en faisait pas déjà.
Depuis que Karel avait refusé de sortir avec elle (horreur et stupéfaction générale, quelqu’un ne veut pas sortir avec Erin ?!), elle avait pris très à cœur de faire de lui un souffre-douleur. Pas que ça le dérangeait vraiment d’avoir Erin sur le dos, elle s’avérait potable une grande partie du temps et sa propre tolérance atteignait des sommets, toutefois, par principe, le jeune garçon se devait de se plaindre de ses manières. Un minimum.
Annika riait toujours lorsqu’il lui racontait ses aventures (« Erin m’a jeté une grenouille dessus ! »), contrant cela par son fameux « c’est parce qu’elle t’aime beaucoup » tandis que Wilbert lui tapotait le dos avec affection, ému que son fils soit « déjà un bourreau des cœurs à son jeune âge ». Sanne, elle, menaçait toujours d’aller « exploser sa jolie gueule à la pétasse » si jamais elle l’ennuyait trop.
Karel préfère lui tirer la langue derrière le dos de la prof.
Erin n’est pas si mal, après tout, elle est très douée pour faire passer le temps en cours.
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C’était tous les ans le même cirque: tous les ans, le médecin le décrétait inapte physiquement à pratiquer le sport à l’école ( ou partout, vraiment, tous les sports du monde lui sont interdits, sous prétexte qu’il vaut mieux prévoir que guérir et apparemment, personne n’a vraiment envie de gérer une crise d’asthme et Sanne dit que les cercueils, c’est cher) et tous les ans, il se retrouvait assis sur le même banc, seul, condamner à observer le cours.
Tous les ans, sans exceptions, depuis qu’il est arrivé. Une vraie torture.
La plupart du temps, il fait en sorte de s’échapper avant le cours; souvent, le prof a pitié de lui, ou s’en fiche carrément. Malheureusement, ça n’est pas du goût de tous.
Karel déteste monsieur Mesman.
Une année de plus à se retrouver assis sur un banc à ressasser sa solitude. Il s’était fait une raison, jusqu’à ce jour fatidique où, sur ce maudit banc, se trouvait déjà une intrus, sous la forme d’une petite rousse. Petite étant le mot clé.
A ses yeux, la jeune fille aurait plus sa place dans une école primaire qu’au collège. Il faut dire qu’à l’époque, elle devait à peine frôler le mètre 40 alors pour lui qui était à deux doigts de passer au mètre 70 à ses 13 ans, le contraste était affligeant.
Ce jour là, il le regarde un long moment, bouche bée, incapable de mettre un nom sur sa petite personne. Il se souvient vaguement l’avoir aperçue a certains cours, cependant ses souvenirs s’arrêtent là. Enfin, ça n’est que le début de l’année, rien de bien dramatique. Il pense.
Quoi qu’il en soit, son ardent regard semble titiller la demoiselle puisqu’elle le lui signale par un froncement de sourcils que lui aurait envié le plus grincheux des hommes, lui rendant son regard.
« Un problème, Karel? »
Enfer et damnation, Mademoiselle La Naine connaît son nom!
Oui, bon, pour être tout à fait honnête, ça n’a rien de bien spectaculaire, puisque tout le monde semble connaître son nom en ce bas monde. Le châtain suspecte qu’être ami avec Erin provoque naturellement ce genre de choses, toutefois il ne peut pas affirmer que son attitude intrépide n’y est pas pour quelque chose dans cette histoire.
Avec l’âge, il ne s’arrange pas.
Il bafouille misérablement. Petite, mais intimidante.
« Euh, eh, je... Tu ne fais pas de sport? »
A part peut-être un soucis de croissance, Karel ne voit rien qui pourrait l’exempter d’activité sportive. Sa question est légitime et pourtant elle hausse les sourcils comme s’il venait de dire l’idiotie du siècle.
« Brillante déduction, bravo Sherlock! »
Un personne de sarcasme, ah. Un truc de naines, il faut croire; Sanne elle-même excelle en la matière. Il ne lui en tient pas rigueur ( comme s’il le pouvait) et s’assoit à ses côtés, tout sourires.
« Moi non plus! C’est trop cool!
-Ouais. Absolument génial », vient sa trépidante réponse.
Convaincu d’être le plus heureux des hommes, Karel marche sur manque d’enthousiasme sans même s’en soucier.
« Tu t’appelles comment? Pourquoi tu peux pas faire de sport? T’es exemptée pendant combien de temps? On peut être super amis !? »
A en juger par sa grimace d’horreur, ils ne pourront pas être super amis. Cela dit, elle ne l’ignore pas et s’applique à lui expliquer qu’elle s’est fait une rupture des ligaments croisés au genou( ce qu’il ne comprend pas mais à en croire les grands mots, ça doit être grave) à la danse ( elle danse!) et qu’elle restera sur le côté encore 4, voir 5 mois.
Sinon, elle s’appelle Alexandra Humphray. Ce qui est un nom cool, certes, mais trop long.
« Ca doit faire super mal! T’es cool Alex.
-Umh. »
Derrière cette réponse minime, Karel y voit un espoir d’amitié. Elle est timide, c’est tout. Au moins, elle ne semble pas rejeter le raccourcissement de son nom, c’est bon signe.
« Tu fais quoi comme type de danse? »
C’est visiblement le bon sujet à aborder puisqu’elle lui offre même un sourire tout en lui expliquant qu’elle a commencé par le classique, mais voudrait essayer une danse plus fun, à présent et... Alors que la conversation se passe si bien, c’est là que Karel se prend un ballon en plein dans le nez, frappé par, ô si curieusement, son auto-proclamée meilleure amie.
Il peut entendre le ‘oups’ de sa place malgré la chorale qui s’est déclenchée dans sa tête.
« Oh mon dieu, ça va, Karel? »
Il hoche la tête à grande peine, ne voulant pas inquiété plus que nécessaire sa super amie, malheureusement c’est peine perdue puisque le moment où il baisse sa main préalablement portée à son nez douloureux pour lui offrir un sourire, elle manque de tomber à la renverse.
« Tu saignes! Monsieur! MONSIEUR. KAREL SAIGNE DU NEZ! »
Erin a un sacré coup de pied pour une fragile demoiselle, semble-t-il. Quant on parle du loup... La coupable, l’arme du crime en main, se penche déjà au dessus de lui, inspectant son nom avec une expression qui exprimait clairement son admiration pour sa propre oeuvre d’art avant l’inquiétude.
« Ca fait mal? »
Au bord des larmes, Karel ne peut qu’à nouveau hocher la tête et là, enfin, Erin a la présence d’esprit de se sentir mal.
« Désolé. Malheureux incident. »
A sa grande surprise, tandis que monsieur Mesman se décide enfin à venir inspecter son nez, c’est Alexandra qu’il entend aboyer en réponse.
« Incident?! T’en as fait exprès! »
Prête à mordre. Malheureusement, ça n’est pas assez pour intimider Erin. Par dessus l’épaule du prof et entre ses larmes, il l’aperçoit hausser les épaules, à peine perturbée par l’accusation.
« T’as pas de preuve, la naine. Si ça se trouve, je vise terriblement mal.
-C’est ça, t’avais juste la haine que je parle à ton copain. Peur que je te le pique, Rinrin? Ce serait con, hein? »
Uh oh. Cette conversation n’est définitivement pas d’aujourd’hui. Dire que Karel n’est pas curieux de savoir ce qu’il s’est passé entre les deux filles pour qu’elles se regardent ainsi, comme si elles voulaient pousser l’autre sous une voiture, serait mentir, malheureusement il n’aura pas de suite la clé du mystère puisqu’avant qu’Erin ne puisse répliquer, Mesman pousse le délégué sur lui ( un certain Kaan qui avait l’air d’avoir redoublé au moins trois fois avec son mètre 73 et sa carrure imposante) en lui ordonnant d’emmener son nez à l’infirmerie. Avec son corps, de préférence.
Une histoire de mecs, sûrement. Ca n’a rien de rare avec Erin; et ça non plus, ça ne s’arrange pas avec l’âge.
« Karel, tu vas pas tomber dans les pommes, hein? Tu marches pas droit. »
Il décide qu’au lieu de se concentrer sur les hyènes, il ferait mieux de se concentrer sur son chemin. Flou, le chemin. Il adresse un large sourire à Kaan, rassurant.
« Mais non! Je suis plus solide que j’en ai l’air! »
Personne n’y croit. Pas même lui. Il a eu assez d’expérience avec sa pauvre santé pour comprendre que faire le fier ne mène à rien, et pourtant il continue à le faire. Maigre Karel, asthmatique Karel, allergique Karel; le pauvre gosse qui tombait dans les pommes dès qu’il essayait de s’échapper de l’orphelinat. Pauvre, pauvre enfant, il n’ira jamais bien loin.
« T’as l’air plutôt solide. »
Surpris, Karel tourne brusquement la tête pour pouvoir poser son regard sur le visage du délégué. Il a l’air aussi sérieux que d’habitude malgré ses courts cheveux noirs en bataille et les quelques goûtes des transpiration qui lui coulait le long de son visage carré jusque dans son cou. Du point de vu esthétique, il ne ferait certainement pas l’unanimité, pas au collège en tous les cas: l’air trop brut, trop carré, des petits yeux bruns, un visage incroyablement banal en soit. A ses côtés, lorsqu’il ne pissait pas le sang, Karel était une véritable beauté.
Et pourtant...
« Je veux dire, la dernière fois que je me suis pris une ballon dans le nez, je suis directement tombé dans les pommes, alors chapeau. »
Le garçon lui offre un sourire que Karel a à peine le loisir d’apercevoir avant que sa vision ne se floute drastiquement. Et qu’il s’évanouisse.
Honnêtement, il n’a même pas entendu ce que le brun lui a raconté, trop occupé à se battre contre les signes de faiblesse de sa tête et le mal de crâne. La seule chose dont il se souvient
parfaitement lorsqu’il se réveille, c’est que Kaan a un très beau sourire.
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Il se trouve que l’ex copain d’Alexandra était un beau garçon et qu’Erin lui avait plus ou moins arraché des mains avec quelques jolis sourires, d’où la rancoeur et les regards électriques.
Il se trouve qu’Alexandra a décidé que Karel était digne d’amitié et qu’elle s’assoit dès qu’elle le peut à ses côtés (il refuse de voir qu’elle essaie juste de rendre la pareille à Erin qui court droit dans le piège - c’est ridicule, il ne sort même pas avec elle).
Il se trouve également, par un fantastique hasard, que Kaan est ami avec Alexandra. Très bon ami.
Et il se trouve que, d’une étrange et dérangeante manière, le groupe fonctionne ainsi.
Sans même qu’aucun d’eux ne s’en aperçoivent, les sentiments se font un petit nid douillet entre eux et bientôt, ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autres.
Enfin, à leurs yeux, ils considèrent juste cela un miracle que personne ne soit encore passé sous les roues d’une voiture.
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On n’en parle pas. A la maison, c’est comme LE sujet tabou. Personne n’en pipe mot, personne n’aborde le sujet.
Karel ne s’en plaint pas; il n’a pas tout à fait envie de faire ressortir au grand jour les fantômes du passé qui s’étaient confortablement installés dans un coin de sa tête.
Karel est un Rooiakkers, personne ne le questionne plus.
« C’est marrant, ta soeur te ressemble pas du tout, Karel. »
Et puis Alexandra plonge, la tête la première. Ca n’était définitivement pas dans ses intentions, mettre sur le tapis un sujet si profondément enfouie. Ca n’était là qu’une bien inoffensive remarque qui aurait fait rire le commun des mortels, sûrement.
Mais pour Karel, elle a l’effet d’une douche froide. C’est idiot; il aurait dû s’y attendre, un jour on lui poserait une anodine question de la sorte et il s’était toujours dit qu’il répondrait
avec la même banalité, avec assurance. Pourtant, c’est dur.
A en croire les regards posés sur lui, Alexandra ne faisait qu’exprimer l’opinion des deux autres. Erin lui adresse un large sourire, une bonne claque dans le dos.
« Tu tiens de ton père, peut-être? Sanne a bien un air à ta mère! »
Oui, il tient de son père, c’est certain, toutefois il n’a rien de Wilbert. Il n’a rien d’Annika. Rien de Sanne. Il serre les dents, se rappelle que c’est sa famille, le sera toujours.
Il n’a personne d’autre de toute manière.
Karel éclate de rire. Et qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre? Il ne connaît que ça.
« Nan, vous y êtes pas. Vraiment pas. »
Autant en faire une vaste blague.
Large sourire, larges mouvements, grossier.
« J’ai été... TADAM! Adopté-é-é! »
Personne ne rit; sa plus mauvais blague.
« Faites pas ces têtes d’enterrement! On dirait que je viens de vous annoncer que je suis en phase terminale d’une maladie super rare. J’ai été adopté, j’suis pas en train de mourir. »
C’est Erin qui se ressaisit la première - il s’y attendait un peu, honnêtement.
« Eh. Je m’attendais à un secret super deep de famille, genre tromperie et compagnie. Ca craint. Aucun suspens! »
Elle sourit, lui donne une grande tape dans le dos, comme la bourrine qu’elle est. Il rit, s’excuse brièvement de sa petite vie ennuyante. Kaan et Alexandra n’ont qu’un sourire plein d’excuses à lui adresser - le miroir parfait (en ignorant la différence de taille).
« Excuse-moi, j’ai manqué de tact, on dirait. »
Bah, il ne lui en tient pas rigueur, il n’y a pas de meilleur façon de le demander, n’est-ce pas?

« T’avais quel âge? »
Kaan a beau afficher son plus beau « je suis désolé » visage, il ne peut rien faire contre sa curiosité, il semble. Alexandra lui donne un coup de coude qui, vraiment, devait faire l’effet d’une petite pichenette au géant.
« Er, désolé, tu... Tu n’as besoin de répondre tu sais. Si tu ne veux pas. »
Il ne veut pas. Erin pose sa main sur la sienne, discrètement, doucement. Il se rend compte qu’il sert les poings, fort.
« J’avais sept ans, quelque chose comme ça.
-Oh, donc tu te-...
-Je préfère ne pas en parler. »
Ah, c’était trop sec, trop soudain. Kaan fait les yeux ronds, comme prit de court. Karel sourit, à nouveau.
« S’il vous plait. »
Ca brûle.
Il se souvient, il se souvient trop bien. Le feu, les pleurs, les murs blancs, la corde, le jugement... Tout est limpide dans sa tête, comme un mauvais film dont il serait le malheureux protagoniste. Et pourquoi il ne peut pas simplement oublier, comme tous les enfants?
Maman va revenir.
Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure p-
« Hoplé! L’interview est terminée pour aujourd’hui, merci d’avoir été présent, au revoir! »
Erin faufile ses doigts dans ses poings et le tire vivement à sa suite, laissant en plan Alexandra et Kaan, abasourdis. Et lui aussi l’est, abasourdi.
Mais surtout, il est reconnaissant.
Erin l’entraîne dans une salle vide, claque la porte, puis l’observe de la tête aux pieds, mains sur les hanches.
« Pleure, crétin. Ca te fera du bien. »
Karel cligne des yeux, incapable de comprendre la logique derrière les actions de son amie. Elle roule des yeux.
« Je ne vais pas te demander l’histoire de ta vie, j’en ai rien à secouer, ça me regarde pas. Ce qui me regarde, c’est que tu n’es pas bien, là, maintenant, et que comme le grand crétin que tu es, tu te retiens parce que c’est ‚manly‘, je suppose. »
Il déglutit, prêt à intervenir pour lui couper le sifflet, malheureusement, on ne coupe pas le sifflet à Erin Seegers si facilement. Ca n’est pas comme s’il aurait pu formuler une phrase complète avec cette boule dans la gorge, de toute manière.
« C’est une partie de toi que je hais, Karel. Que tu sois pas du type à raconter ta vie, je le conçois, c’est cool. Ca m’énerve et me blesse que tu ne me parle pas de tes problèmes, mais je peux comprendre. Mais bon dieu, tu te fais du mal! Tu pourrais au moins pleurer sur mon épaule comme l’éternel loser que tu es! »
C’est certainement le mieux qu’il aura d’Erin en terme de réconfort. C’est le mieux. La brune soupire, traverse le peu de distance qu’il reste entre eux et l’enlace, le forçant à se baisser presque brutalement. D’une main, elle se mit à caresser ses cheveux, d’une manière étrangement semblable à celle d’Annika. Il n’en faut pas plus pour que le garçon se mette à sangloter sur son épaule.
Erin soupire.
« Tu sais, je me sens un peu inutile, parfois. Toi et tes silences... Tu peux compter sur moi, aussi... »
Il hoche vaguement la tête, hoquetant.
Karel n’irait pas loin sans sa petite Erin.
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Mais il se réveille encore en larmes au milieu de la nuit.
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Il a presque quinze ans lorsque ça commence vraiment à le tracasser, tous ces trucs d’ados: l’amour, la sexualité, ce genre de choses. Honnêtement, c’est admirable qu’il n’ait pas été bien plus tôt affecté par cela lorsque l’on voit ses fréquentations ( et par fréquentations, l’on entend bien sûr Erin et Sanne, mais surtout, SURTOUT Erin).
C’est confus, graduel, maladroit - comme lui - mais il arrive un moment où c’est trop dur de faire face seul. Il considère questionner Erin un court instant, mais de peur qu’elle lui inflige tout un cours d’éducation sexuelle sans la moindre once de sentiment, il se détourne vivement de l’idée. Alexandra ne semble même pas être une option, il ne s’en sent pas assez proche, sans doute. Kaan... Kaan est la raison pour laquelle tout part de travers à vrai dire, alors il n’est même pas dans sa liste de personnes à qui parler.
Ca avait commencé doucement; le sourire qui lui restait en tête, un battement de coeur qui se faisait la malle, quelques sourires en trop, et puis c’était devenu... Trop gros.
Et il se rend compte que les grandes soeurs, c’est là pour ça.
« Sanne, tu es déjà tombée amoureuse? »
La blonde manque de s’étouffer sur son popcorn, prise de cours par le sérieux de la question § voire même la question en elle-même. Toutefois elle ne s’en moque pas, ni ne tente de la détourner. Elle pose son regard sur son frère, le scrute, repoussant le film dans un coin de sa tête.
« Je crois, oui.
- Et qu’est-ce que ça fait?
- Umh... J’sais pas, t’as l’air con une grande partie du temps, en fait. Le coeur qui bat, le rire stupide, ce genre de choses? Mais en même temps, bah... Ca fait chaud au coeur. T’es heureux. Je crois. »
Karel hoche la tête, vaguement, instantanément perdu dans ses pensées. Sanne sourit.
« Tu crois être amoureux, p’tit frère?
- Je... Oui.
-Wow, et ai-je le droit de savoir qui est l’heureuse élue?
-Euh je-...
-Un grand mec baraque du nom Kaan. Pousse tes pieds Sanne, ou je m’assoie dessus. »
Sanne et sa brillante idée d’inviter miss Erin pour une soirée pyjama. Karel est secrètement persuadé que toute sa vie est un vaste complot pour le rendre le plus misérable possible. Et comment elle savait de toute manière?
La thèse du diable tout puissant lui semblait peu à peu plus plausible.
A sa surprise, la nouvelle n’arrache guère plus qu’un long ‘oooh’ à sa soeur tandis qu’Erin se s’intercale entre eux deux, revenue de sa pause pipi.
« Le grand brun là? Merde Karel, t’as bon goûts. Je pensais justement qu’il était pas mal.
-Pas mal? Il ressemble à un chien de garde.
-Excuse-le d’heurter ton goût de l’esthétique, miss. Un peu de plus et j’oubliais qu’on avait la reine de la superficialité à dîner.»
La lycéenne roule des yeux tandis qu’Erin se contente de lui tirer la langue de manière très mature. Toutes les relations amicales d’Erin tenaient du miracle. Toutes.
Et aussi de son sens inné de l’auto-dérision. La jeune fille ne s’offensait de rien, ou presque, surtout parce qu’elle était consciente de ses défauts. Erin sortait avec tout et n’importe qui du moment que l’esthétique lui plaisait assez bien, ce qui n’était, bien entendu, pas vu d’un très bon oeil par la plupart des gens. Et bien entendu, elle n’en avait strictement rien à fouetter, assumant complètement ses actions. Son corps et son âme lui appartiennent et cela n’influençait en rien le fait qu’elle est une fondamentalement une bonne personne. Enfin. Relativement fréquentable.
Sanne, quant à elle, était beaucoup plus réservée sur la sujet. Karel ne lui avait connu qu’un copain qu’elle avait rapidement évacué à cause de son manque flagrant de cellule grise. En y repensant, le roux se souvient qu’il avait bien un air de Kaan à lui. Grand, musclé, le visage inexpressif une bonne partie du temps...
Et c’est ainsi qu'il découvrit à la volée que lui et sa soeur partageait les mêmes goûts niveau garçons.
Garçons.

« Vous... Vous pensez que je suis gay? »
Les deux filles cessent de se crêper le chignon pour lui accorder un peu d’attention. Toutes deux affichaient une expression calme; Sanne hausse les épaules.
« Bah, peut-être? Tu t’es déjà intéressé à une fille?
-Je... J’en trouve jolies, mais comme je trouve toi ou Erin jolies. Rien de spécial.
-T’as déjà pensé à une fille en te masturb-...
-ERIN! »
Etouffée par une oreiller, la brune peine à plaider sa cause.
« C’est légitime! J’te jure! »
Elle finit par dégager Sanne du canapé grâce à ses grandes jambes avant de se retourner vers lui, souriante.
« Je veux dire, t’as jamais pensé à une fille de manière sexuelle, n’est-ce pas? Genre, ‘hell yeah, j’me la ferai bien c’te minette’?
-Euh... Non, définitivement pas.
-Et aucune n’a fait battre ton coeur ou ne t’a donné de bouffées de chaleurs? », demande Sanne, fraîchement revenue de son expédition sur le sol, avachie sur Erin d’une manière qui lui semble douloureuse pour la plus grande.
Karel fixe la brune un instant, se ressassant le nombre de fois où il avait eu soudainement chaud en sa présence - ce qui n’échappe pas à Sanne.
« Erin est hors-jeu, l’énervement n’est pas de l’amour.
-Hey! Je suis toujours dans le jeu.
-Donc non, jamais.
-Et des garçons? Mêmes questions? »

C’est là qu’il se rend compte qu’en fait, ça lui est arrivé. Plusieurs fois. Le tout. Même les parties embarrassantes.
« Je suis gay », annonce-t-il simplement avant de prendre quelques popocorns.
Sanne hausse à nouveau les épaules; Erin laisse s’échapper un ‘AH’ victorieux comme si elle avait fait un pari sur sa vie.
« Je les savais. Depuis le jour où tu m’as rejetée. Ce qui, du coup, n’est plus vraiment un rejet. Je vais le noter dans mon carnet.
-Tu as un carnet de rejet?
-Je songe à en faire de mes conquêtes et des malheureux rejets. Pauvres âmes. »
Sanne exprime son dégoût par un lancé de popcorn qu’Erin relance directement dans la bouche de Karel.
Problème résolu, conversation close.
Rien de dramatique.
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« Kaan ne vous a pas dit? J’aurai dû m’en douter. On sort ensemble. »
Et tant d’autres en vu.
Ca n’avait rien de surprenant, il y avait des signes avant coureur pourtant l’annonce de la petit rousse à l’effet d’une crise d’asthme particulièrement violent combinée à une équipe de rugby qui lui rentre dedans à pleine vitesse.
Ah...Ca n’était pas comme s’il aurait jamais eu une véritable chance avec le grand brun, pourtant la déception et la douleur était toujours là.
Il était finalement arrivé à bout de ses sentiments et les voilà déjà écrasés.
Erin lui donne une grande claque affective dans le dos, un sourire compatissant sans vraiment comprendre ce pourquoi elle compatissait - c’est l’intention qui compte.
« Il y aura un prochain, mon vieux. Crois moi, il faudrait être fou pour choisir une autre naine rousse à toi. »
———-
Karel se teint les cheveux en bleu. Parce que.
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« Hey mec, tu viens à la fête ce soir, hein? »
Joan lui adresse un large sourire, appuyé sur son bureau comme de peur que le fraîchement- blond ne se fasse la malle, comme il en avait l’habitude directement après les cours
Karel le lui rend, fourrant ses affaires au hasard dans son sac. Du coin de l’oeil, il aperçoit Erin qui lui fait d’obscènes gestes (certainement un incitation à flirter avec Joan) avant d’aller retrouver sa nouvelle copine. Malheureusement, même si Joan avait été gay (ou plutôt devrait-il dire, même si Joan EST gay), il était loin de faire battre son coeur et sur le point, l’ex-châtain était intransigeant : il ne sortirait pas avec quelqu'un sans sentiments. Incompréhensible pour sa meilleure amie, bien sûr.
En lui-même, Joan était loin d’être repoussant. Plus petit de quelques centimètres, il y avait quelque chose d’indéniablement craquant dans son sourire et ses yeux verts aux éclats noisettes étaient tout simplement injustes. Mais nada.
Il ne pouvait pas l’inventer, ce sentiment.
« Bien sûr que je viens! Qu’est-ce que tu crois? »
Le brun jubile sans même prendre la peine de le cacher. Tout le monde sait que si Karel vient, Erin vient et si les deux sont là, c’est une fête réussie. Erin a la popularité, lui fait l’animation et ainsi, tout le monde est content.
Et lui, lui surtout, est très heureux.
« Génial! A toute à l’heure, Karel! »
Dans sa course pour la sortie, le garçon manque de renverser Alexandra, qui, comme à son habitude, n’hésite pas à protester bruyamment. Qui l’eut cru que la petite demoiselle était aussi caractérielle? L’adolescent sourit, jetant son sac sur ses épaules avant de la rejoindre en sifflotant à la porte.

Il n’a jamais pu lui en vouloir, ne le pourra jamais - ça n’est pas de sa faute, après tout, juste un mauvais coup du destin. Et puis, vraiment, il n’y avait rien à détester en elle.
« Alex, ça te dirait une glace? »
Immédiatement, elle cesse de bougonner, troquant son légendaire froncement de sourcils par un radieux sourire.
« Oh Karel, toujours les mots justes. »
Il aimerait.
———-
« Joan est complètement à fond sur toi, t’sais Karel? »
A moitié assise sur lui, bras drapés autour de lui comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde, Erin s’y remet encore. Pour une raison quelconque, la brune est persuadée que c’est son ultime mission de le faire coucher avec quelqu’un. Il ne comprend pas, il n’est pas pressé - pas vraiment.
Il boit une gorgée de bière, enroulant distraitement un mèche brune autour de son doigt, yeux cherchant instinctivement le dit brun dans toute la pièce; il le trouve dans une discussion très animée avec un garçon d’une année supérieure.
« Je crois que tu rêves, Erin. »
Elle grogne, réponse convenable dans son jargon, fourrant sa tête dans le creux de son cou, yeux gris scannant la foule, probablement à la recherche de sa copine.
« Il te regarde tout le temps.
-Il te regarde toi. »
L’erreur est fréquente, vraiment, il a l’habitude. Erin ne fait que s’embellir un peu plus à chaque anniversaire, il semble. Il peut quasiment la sentir rouler des yeux.
« Crois moi, je sais quand on me regarde, mon garçon. Joan te regarde toi, en particulier. »
Il soupire. Honnêtement, ce genre de choses l’épuisent; plus que tout, c’est de ses sentiments qu’il déteste le plus parler. Ou sa vie sentimentale est générale.
« Je peux pas, Erin. Arrête d’essayer de me caser. Je peux pas aller avec le premier venu, je suis pas comme toi. »
Ah, c’est sorti. La formulation qui fait mal.
Le corps serré contre le sien se raidit et bientôt la chaleur n’est plus qu’un souvenir. Erin, mâchoire fermement serrée, le dévisage.
« Je vois. »
Oh non. Oh non non non, il ne voulait pas...
« Erin, ce n’est pas...
-C’est exactement ce que tu veux dire, Karel, ne joue pas les innocents. Je te connais depuis assez longtemps pour le savoir.
-Erin.
-Je comprends Karel. C’est normal. C’est vrai, t’es pas comme moi, la pauvre conne qui couche à droite et à gauche. »
La jeune fille aussi possède ses limites et elles sont plus apparentes après un verre ou deux, lorsqu’elle n’a plus tout son self-control et sa fierté. Et Karel le sait, il sait qu’Erin, c’est plus que la surface.
Au fond, ils se ressemblent plus qu’on ne le pense.
« Erin, c’est juste que, euh... C’est pas... J’ai pas le sentiment, tu vois? »
Il aimerait tant avoir les mots justes, mais au lieu de cela, il n’a que les mots qui embuent ses si beaux yeux de larmes.
Non, oh non.
« Non, bien sûr que je ne vois pas, Karel. C’est bien connu, je ne fais que coucher avec les gens pour leur physique, tu le sais bien. On est meilleurs amis, après tout. Tu me connais. »
Il a foiré, terriblement foiré. Ca n’est pas la première fois pour être tout à fait honnête. Il est arrivé plus d’une fois que ses mots dérapent et qu’Erin ne le prenne pas tout à fait bien, malheureusement cette fois, il avait l’impression d’être complètement sous terre et pas seulement enterré jusqu’aux épaules.
La jeune fille se lève, il se lève, tente maladroitement de sécher ses larmes pour se faire misérablement rejeter.
« Je ne veux pas de ta pitié, Karel! Tu veux qu’on parle de sentiments? Je vais t’en raconter une bonne là-dessus! »
En quelques secondes, ils sont le centre de l’attention, ce qui semble loin de déranger Erin, prise dans son élan, malgré les tentatives de son ami pour l’arrêter.
« Je t’ai aimé, Karel. »
Ah.
Okay.
Ces bras retombent le long de son corps.
« Pendant... Deux ans? Trois ans? Plus? »
Elle prend une grande inspiration, les yeux pétillant de larmes qu’elle chasse d’un revers de main.
« Alors tu vois, le sentiment, je le connais. Je me disais, ô si stupidement, que j’allais oublier. Ou que, peut-être, un jour, tu me rendrais mes sentiments. Mais j’ai pas réussi. Rien n’y faisait. J’ai eu les plus beaux garçons, embrassé les plus belles filles et tu sais quoi? Tout ce à quoi je pensais, c’était qu’aujourd’hui tu m’avais donner un bonbon, que tu m’avais enlacé, que tu m’avais souri. »
Figé sur place, Karel en oublie les murmures qui parcourent la foule. Ah. C’est donc ainsi. Il fait un pas en avant, mais la jeune fille recule, l’air soudain furibond; pourtant, elle n’a rien de fier. Tout n’est plus que douleur et colère.
Erin crie presque à présent, jetant au diable ses restrictions, toutes ces années de secrets et de sentiments comprimés. Qu’avait-elle de plus à perdre à présent?
« Et jamais, jamais je n’ai réussi à en parler. Jamais! J’avais trop peur, tellement peur que je te perdrais, toi, mon meilleur ami, le seul qui m’ait jamais accepté sans cillé. J’avais peur de l’amour. J’ai tout fait, absolument tout pour le couvrir et toi! Toi tu en parles comme si c’était la chose la plus facile au monde! »
Il serre les dents, elle serre les poings. Il serait incapable de dire contre qui elle était le plus en colère : elle, lui, la vie? Probablement un tout.
Et comment avait-il pu passer à côté de ça, toutes ces années? Quel idiot.
Sans crainte de se faire griffer dans la bataille, il saisit la jeune fille dans ses bras aussi fermement qu’il le peut, considérant sa force limitée, l’enfermant contre son torse. Erin se débat à peine, s’appliquant à mouiller son t-shirt plus qu’autre chose, mains s’agrippants désespérément à la matière.
Du coin de l’oeil, Karel saisit la forme de la petite amie d’Erin, une blonde dont il ignore même le nom. Elle n’a pas l’air si furax que cela, juste vaguement préoccupée; on ne peut pas tout à fait en dire autant de Joan à ses côtés.
« Et si on allait dehors un peu, murmure-t-il doucement. Prendre l’air. »
Il attend quelques secondes avant qu’un hochement de tête ne se fasse savoir, mais la brune se détache à peine de lui, détruisant leur dramatique sortie lorsqu’ils marchent en crabe jusqu’à la porte de dehors. Ils ne sont vraiment plus à cela prêt.
Il fait nuit noir dehors; les étoiles peinent à illuminer derrière la masse nuageuse, et pourtant, il ne fait pas froid. Karel se dit que c’est certainement ainsi qu’Erin le préférera, à la faible lumière d’un lampadaire. Le moins l’on voit son maquillage détruit, le mieux c’est.
Elle reste encore quelques minute, ainsi agrippée à son t-shirt tandis qu’il caresse machinalement ses soyeux cheveux bruns, sans mot dire; un comble, pour une paire qui ne la ferme jamais. Erin finit par venir à bout de ses sanglots, des années de sentiments perdus, réprimés. Elle se détache lentement de lui, reniflant au passage, s’essuyant les joues d’un revers de main (ce qui, il lui signalera peu après, a pour effet de laisser de larges traces noires sur ses joues, comme du maquillage commando). Elle se redresse, sourit légèrement.
« Hey. Désolée », fait-elle, timidement.
Cela lui semble irréel, à côté de la plaque, qu’elle s’excuse.
« Pourquoi?
-J’ai ruiné ton t-shirt. Et ta soirée. Et plus, probablement. Désolée. »
Il baisse rapidement son regard pour examiner l’état de son splendide t-shirt orange, à présent taché de mascara humide. Karel adresse un large sourire à son amie de toujours.
« Bof, tu sais, c’était surtout Sanne qui aimait ce s-shirt. Personnellement, j’ai l’impression d’être une citrouille géante quand je le porte. Pas tout à fait pratique pour draguer en soirée. »
Malgré la situation, Erin laisse s’échapper un petit rire, autorisant par la même occasion son corps à se détendre.
« Attends, viens-là. T’en as partout; on s’croirait halloween avec mon t-shirt et ton maquillage. »
Histoire de finir le travail, il tâche d’enlever le maquillage éparpiller sur son beau visage à l’aide d’un pan de son t-shirt et... Eh bien, et de la salive, que voulez-vous. Erin ne s’en plaint pas. Même avec du maquillage sur tous le visage, elle reste splendide; comme si c’était juste.
« Là, c’est mieux », sourit-il en s’éloignant d’un pas, afin d’observer son oeuvre. « Tu n’as pas à t’excuser, tu sais? En réalité, c’est moi qui te dois des excuses. Ah, psh, pas de protestations, laisse moi en placer une!
« Je t’ai laissé patauger dans cet merde pendant si longtemps, c’est franchement indigne. J’aurais du remarquer quelque chose, au moins. Te confronter. Il y tant de choses que j’aurais pu faire et que je n’ai jamais eu le courage de faire; je pensais que ça n’était pas mes affaires, sans doute. J’ai toujours pas trop pigé le truc du meilleur ami, je crois. J’avais l’impression que j’allais me faire jeter et hasta la vista bye bye Erin. (Elle eut l’air de vouloir protester, il lui mit une main sur la bouche immédiatement.) Oui, oui, je sais, tu ne m’aurais jamais fait ça; mais ça, je le sais maintenant, je le réalise. Tu me connais, j’ai toujours été long à la détente.
« Enfin, bref, tout ça pour te dire que je suis désolé. J’ai été le pire des amis au monde et j’ai franchement aucune idée de comment tu fais pour rester à mes côtés; je veux dire, en dehors du moment où tu te bavais dessus en me voyant, tu vois.
-Je ne me bavais pas dessus! » finit par protester l’intéressée en riant, lui donnant un coup de poing dans le bras qu’il juge trop puissant pour ne pas avoir un minimum de revanche appliquée dedans.
Il sourit de bon coeur, attrapant sa main au passage pour la serrer doucement dans la sienne. Erin répond à son geste par un sourire affectueux, son regard s’adoucissant.
« Excuses acceptées. Mais c’est vrai que t’es un ami à chier, souvent. (« Hey! ») Et t’es vraiment le plus gros idiot que j’ai jamais vu. (« Oh allez! ») Mais c’est comme ça que je t’aime, va. Gros bêta. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
-Tu serais déjà présidente à l’heure qu’il est, j’en suis sûr. »
La brune éclate de rire, essuyant au passage un larme qui menaçait de se faire la malle, qu’elle soit d’émotion ou de rire. Karel la rejoint presque immédiatement; surtout parce qu’il est fier de sa boutade.
Lorsque les rires se taisent, ils se jaugent mutuellement une autre minute, sourires doux se miroitants. Finalement, Karel tend son poing en face de lui.
« Amis? »
Erin roule des yeux, visiblement choquée par le niveau de cliché attaché à ce poing, pourtant elle fait de même, entrechoquant son poing avec le sien, tout sourire.
« Meilleurs amis. »
Et qu’est-ce qu’ils feraient, s’ils ne s’avaient pas?
———-
Si un jour on lui demandait la chose la plus idiote qu’il ait fait, Karel ne répondra pas cette fois où il a voulu faire du roller dans l’escalier, ou encore où il a voulu savoir quel goût avait une tarte aux fraises en savant pertinemment qu’il y était allergique.
Il répondra par le jour où il a répondu « oui » à ce sms.
Le jour où il s’était dit que ça pouvait être fun, une super expérience en perspective. Il ne s’est pas posé de questions, pas plus que cela; rien d’étrange venant de sa part, vraiment, il a toujours été plus du type action. Il n’a même pas vraiment lu le sms en détails. Un jeu virtuel, rien de plus.
Karel envoie un dernier sms à Erin, un qui lui confirme qu’ils se voient demain et non il ne veut vraiment pas aller faire du shopping avec elle et Alexandra cette après-midi. Il laisse le message de Joan de côté après avoir essayé mille fois d’y répondre, sans jamais trouver mieux qu’un smiley qu’Erin jugeait hautement subjectif; il verra plus tard.
Il se dit qu’il aura le temps.
Karel est un idiot. Karel se disait qu’il n’aura qu’à se déconnecter; il dit y avoir un bouton pour se déconnecter.
Il met le casque.
Et il n’y a plus de retour en arrière.
• Ton arrivée à Euphemia et ta réaction :Eh.
« Eh. »
Mots et pensées concordent.
Pour être tout à fait honnête, Karel s’attendait un peu à se retrouver dans un monde de pixels, pas… Pas ça.
Enfin TECHNIQUEMENT c’est un monde de pixels. Il croit. A moins que le casque ne l’ait téléporter dans une dimension alternative et tout le bordel. Il est surpris, agréablement.
Approximativement agréablement. A ses yeux, ça à l’air trop vrai, trop réel.
Il a toujours été un idiot.
On lui demande s’il désire vraiment ‚Eh‘ comme pseudo; Karel hésite. Pas très glamour, définitivement, pas très lui (ou trop lui, là, c’est le virtuel, on se lâche, on se donne une image cool allez).
La personne semble perdre patience (il la comprend, lui même commence à trépigner), le nom fini par sortir - le grand prédateur du virtuel.
Quitte à être idiot, autant le faire jusqu’au bout en étalant tout son savoir littéraire (et son anglais spectaculaire).
On lui avait toujours refusé le rôle du petit chaperon rouge de toute manière, un défaut de taille et d'air revêche.